Cette semaine au ciné-club, un chef d’œuvre du cinéaste grec Theo Angelopoulos qui lui a valu la palme d’or du festival de Cannes en 1998. Mêlant le réel au mythe, le présent et le passé, Angelopoulos examine la vie d’un vieil homme qui contemple pour la dernière fois le monde. Laissez-vous emporter par une musique envoûtante, des plans-séquences magnifiques, laissez-vous emporter par la poésie.

Couleurs.
Pays : Grèce, France, Italie, Allemagne.
Année : 1998.
Avec : Bruno Ganz, Isabelle Renauld, Fabrizio Bentivoglio.
Rapide synopsis : Alexandre, un grand écrivain, est sur le point de quitter définitivement la maison en bord de mer dans laquelle il a toujours vécu. Avant son départ, il retrouve une lettre de sa femme, Anna, qui lui parle d’un jour d’été, il y a trente ans. Pour Alexandre commence alors un étrange voyage où passé et présent vont s’entremêler.
Proposition d’analyse
Le 24 janvier 2012 alors qu’il était en plein tournage de l’Autre Mer, dernier film de sa trilogie entamée avec Éleni : la terre qui pleure (2004) et la Poussière du temps (2008), le réalisateur grec Theo Angelopoulos est renversé par une moto et décède quelques heures plus tard, laissant derrière lui une vie tragiquement écourtée et une œuvre cinématographique inachevée. S’il ne savait pas sa fin si proche, Angelopoulos alors âgé de 76 ans avait nourri une réflexion sur l’approche du moment funeste et la manière dont on peut appréhender la violence qu’engendre cette rupture brutal du fil de la vie d’un être humain. Cette réflexion, le réalisateur nous la livre dans l’un de ses films, sorti en 1998, et pour lequel il a obtenu la Palme d’or du festival de Cannes : l’Éternité et un jour.
Un voyage au bout de la vie
Alexandre, écrivain et poète célèbre, vieillissant et malade sait sa fin proche et doit être hospitalisé. Conscient qu’il ne ressortira pas de cet hôpital, il emploie sa dernière journée de vivant à prendre congé du monde qui l’entoure, à accepter la finitude de son existence et le caractère inaccompli de sa vie. Lorsque l’on est vivant, l’avenir se décline en une infinité de possibles qui font miroiter l’éventualité d’une existence comblée, pleine de sens, éventualité qui s’évanouit dès que l’on est au seuil du trépas pour laisser place à un sentiment d’incomplétude, de vanité. Alexandre se remémore son passé et les regrets qu’il entretient à l’égard de sa femme disparue avant lui, contemple son œuvre de poète inachevée, et embrasse dans un dernier geste la totalité de sa vie qui n’a duré qu’un jour au regard de l’éternité vers laquelle il se dirige.
Ce sentiment de bout du monde que ressent le personnage principal au seuil de la mort est sans cesse amplifié par des images qui évoquent le thème de la frontière, de la séparation : les pérégrinations d’Alexandre le mèneront à la frontière entre la Grèce et l’Albanie dans un décor macabre, ses rêveries le conduisent sur le bord de la mer, limite entre le royaume des humains et l’immensité de la mer insondable, et son cheminement vers la mort, frontière par excellence, l’amènera à se séparer de ceux qui l’entourent, sa fille, sa gouvernante, son chien, un enfant qu’il a rencontré par hasard.
Paradoxalement, le film se structure autour d’une unité visuelle, le plan-séquence, dont la caractéristique première est la continuité, l’absence de brisure. Ces plans sont extraordinairement travaillés, mêlent savamment les déplacements de la caméra et les effets de zoom pour faire progresser l’action avec lenteur mais précision. Conjugués avec une palette de couleurs dont les tons sont bleus et gris très clairs, ils apportent une douceur et une mélancolie qui tranche avec la violence du sujet traité, rendent tolérable l’inacceptable fatalité et humanisent ce qui nous prive de notre condition humaine. Car le film, bien qu’abordant des thèmes difficiles, met bien plus en valeur la beauté du monde que la tristesse qu’il peut parfois aussi porter.
Des yeux qui contemplent
La contemplation dont le spectateur fait l’expérience en regardant ce film est la traduction directe de la relation qu’Alexandre entretient avec le monde extérieur. Son âme de poète s’envole souvent au dessus de la terre au lieu de s’attacher aux objets et aux personnes qui sont autour de lui, et c’est précisément ce que sa femme lui reproche : de ne pas vivre pleinement avec elle et de lui préférer son travail. La dernière journée d’Alexandre comporte ainsi de longs instants d’observation du monde, des gens qui le composent. À titre d’exemple, la scène du mariage qui se prolonge longuement sans que l’on ne le voie et qui place le spectateur dans l’état d’esprit d’Alexandre : être les yeux qui admirent l’univers.
Le monde dans lequel il évolue doit également une grande part aux histoires et aux légendes, qui sont des échos du temps passé, des points de repère qui donnent du sens à son existence. Le personnage du poète du XIXe siècle Dionysios Solomos dont les apparitions scandent le film, joue le rôle de guide, de phare pour Alexandre : il est son alter-ego qui l’aide à répondre à ses interrogations, mais il est aussi celui qui donne l’impulsion à une partie de son œuvre. La structure temporelle sous-jacente ressemble ainsi à une boucle où alternent et s’entremêlent la vie de Solomos et celle d’Alexandre, se font écho l’une à l’autre, se complètent l’une l’autre. L’importance de ce personnage est particulièrement marquée dans la scène du bus, véritable métaphore de la vie d’Alexandre où il observe les diverses personnes qui montent à bord, muet, jusqu’à ce que Solomos monte à son tour et, par ses vers, l’amènent à agir, à se poser des questions.
À la fin était le verbe
Plus que la personne du poète du passé, c’est la verbe, et en l’occurrence la langue grecque, qui occupe une place centrale dans le film. C’est la parole qui sert d’intermédiaire entre Alexandre et le monde qu’il contemple, et qui intègre pleinement Alexandre à la sphère des humains et l’aide à vivre. L’histoire du poète qui achète les mots explicite exactement cela : la langue est le produit de première nécessité que l’on doit se procurer afin de posséder une place parmi la société. Il est d’ailleurs frappant de constater que la rencontre entre Alexandre et l’enfant albanais se structure autour de la langue, des mots qu’ils échangent, de leurs sonorités harmonieuses, du vocabulaire que l’un apporte à l’autre, et c’est cette relation, bâtie sur un échange de paroles, certes parcimonieux, qui pousse Alexandre au delà de lui-même.
La rencontre avec cet enfant à cet instant de sa vie est véritablement salvateur pour lui, parce qu’elle permet au vieil homme de résoudre ses difficultés et de surmonter ses doutes. Les mots de l’enfant donnent un sens à toute une vie dévouée au maniement de la langue ; son courage face aux difficultés de sa petite vie pousse Alexandre à affronter ce qu’il redoute le plus ; une présence auprès de lui tout simplement, soulage la solitude dans laquelle il s’enfermait. L’enfant, anonyme, est une sorte de miroir d’Alexandre dans lequel il se projette et place toutes ses espérances évanouies, il est un double dont la vie, à la fin d’un voyage initiatique, prendra le relais de celle d’Alexandre tout comme celle d’Alexandre a pris le relais de celle du poète Solomos. Les trois personnages ont en effet en commun d’être des expatriés dont l’identité se construit dans la distance à la mère patrie et qui sont confrontés au problème du retour dans leur pays d’origine.
Gonflé de la certitude qu’une partie de lui restera vivante après son départ et pourra – peut-être – mener une vie accomplie, Alexandre peut donc se tourner vers la mer, faire face à son non-avenir et réciter à l’infini les derniers mots qu’il a appréciés sans se retourner.
– Raphaël