En 1971, Gébé écrit dans Charlie-Hebdo : “Vous demandez toujours : Qu’est-ce qu’on pourrait faire ensemble ? Réponse historique: FAISONS UN FILM.” Ce film, c’est L’an 01.

Noir et blanc.
Pays : France.
Année : 1973.
Avec : Cabu, François Cavanna, Georges Wolinski.
Rapide synopsis : Le film narre un abandon utopique, consensuel et festif de l’économie de marché et du productivisme. La population décide d’un certain nombre de résolutions dont la 1ère est « On arrête tout » et la 2ème « Après un temps d’arrêt total, ne seront ranimés que les services et les productions dont le manque se révélera intolérable ». L’entrée en vigueur de ces résolutions correspond au premier jour d’une ère nouvelle, l’an 01.
Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
pour voir et revoir
L’An 01
de Jacques Doillon, Alain Resnais, Jean Rouch
Proposition d’analyse
Le ciné-club de l’ENS poursuit son cycle de films autour de la révolution avec L’an 01, film de Gébé réalisé par Jacques Doillon intrinsèquement lié à la bande-dessinée du même nom.
Un film à faire ensemble
L’an 01 naît en 1970 avec la publication dans Politique-Hebdo puis dans Charlie-Mensuel de cinq planches de Gébé et se poursuit à partir du 7 juin 1971 dans Charlie-Hebdo sous la forme d’un feuilleton que Gébé associe immédiatement à l’idée d’un film à faire « ensemble ». Durant les années 1971 et 1972, Gébé utilise donc ses pages hebdomadaires dans Charlie-Hebdo pour organiser le tournage de ce film, rendre compte de son avancement mais aussi pour inviter les lecteurs à participer, pour répondre à leur courrier abondant. On trouve ainsi dans ces pages des « scènes coupées » (par exemple la scène par laquelle le film devait débuter initialement : « Une rue, un matin. Rien ne bouge. Les gens ne marchent pas, les autos ne roulent pas. La caméra montre la rue entière, puis plusieurs rues, puis toute la ville immobile. Tous les lecteurs participent à la figuration. »), les textes des chansons présentes dans le film ou encore des esquisses de scènes, la plupart du temps sous la forme de story-boards très proches de la bande dessinée de Gébé, que les lecteurs sont invités à jouer. On retrouve dans le film certaines de ces scènes ainsi que des adaptations de certains passages du feuilleton. La bande dessinée et le film L’an 01 s’éclairent donc mutuellement de manière particulièrement intéressante.
Gébé et Jacques Doillon commencent le tournage de L’an 01 à Paris pendant l’hiver 1971-1972 puis partent sillonner la France à la rencontre des lecteurs qui se sont proposés pour jouer dans le film. A propos du tournage, Gébé écrit : « On a été tourner un peu partout en France. C’est le premier film fait à domicile. On arrivait chez ceux qui nous avaient écrit : groupes, troupes de théâtre ou communautés, on mangeait, on buvait, on parlait, on dormait, et le lendemain on faisait du cinéma ensemble. Et puis on repartait, des fois en ayant bu encore un coup avant de partir. On a laissé des traces et une bagnole. » Le début du tournage se fait en 35 mm mais le peu de budget du film (60 000 francs) oblige l’équipe à continuer le film en 16 mm qui sera finalement « gonflé » en 35 mm. Aux scènes tournées par Gébé et Jacques Doillon viennent s’ajouter une scène à New-York tournée par Alain Resnais et une scène au Niger tournée par Jean Rouch ainsi que des dessins de Gébé à la toute fin du film. Ce tournage atypique explique en partie l’aspect hétéroclite voire inégal du film qui participe grandement à l’intérêt à la fois historique et cinématographique de ce film. Le casting par exemple voit se méler de parfaits inconnus, des acteurs plus ou moins connus à l’époque (Gérard Depardieu, Miou-Miou, les membres de la troupe du Splendid dont c’est pour plusieurs la première apparition à l’écran, Coluche, etc), une partie de l’équipe de Charlie-Hebdo de l’époque (Cavanna, le professeur Choron, Cabu, Wolinski, Delfeil de Ton) mais aussi Gotlib, Jacques Higelin, François Béranger (qui écrit aussi une partie de la musique), Stan Lee, etc.
L’an 01 sort début 1973. Il fait plus de 500 000 entrées alors qu’il est peu distribué (il passe principalement dans une salle du quartier latin), ce qui souligne la popularité de Charlie-Hebdo à l’époque et notamment de L’an 01 . C’est aussi cet engouement, notamment des communautaires, pour L’an 01 qui a rendu le film possible. Gébé a ainsi déclaré qu’« à l’époque, les lecteurs ont cru plus que moi que ça pouvait arriver. C’est eux qui m’ont vraiment emmené qur le plan du réel en me disant : Mais je t’assure, c’est possible ! Faut le faire ! » (Gébé, entretien avec Stéphane Mazurier du 6 novembre 2002). L’an 01 est en effet représentatif de l’esprit contestataire du début des années 70, influencé par mai 68 (Gébé s’adresse « à ceux pour qui c’est mai toute l’année depuis Mai ») ou encore par les économistes du club de Rome. Cette influence s’exprime par exemple à travers les thèmes abordés par le film : écologie, liberté sexuelle, refus de la possession, refus de l’aliénation par le travail, anti-militarisme, etc.
Utopie contre révolution
L’an 01 n’est pas un mouvement révolutionnaire au sens courant. En effet, L’an 01 est instauré par « accord tacite » et il n’y a donc aucune nécessité de prendre les armes pour le défendre. La seule opposition à 01 qui semble dangereuse est d’ailleurs celle des publicitaires. De même, ce mouvement ne connaît aucun meneur (ce qui trouble d’ailleurs les autorités en place avant L’an 01) puisqu’une des résolutions adoptées est justement le refus de toute forme d’autorité. Ce refus de la révolution est revendiqué par Gébé qui écrit : « D’un côté on nous tend les armes de la production, de l’autre les armes de la révolte, d’une manière de plus en plus pressante. Un jour proche il faudra choisir. Dépêchons-nous pendant qu’il est encore temps de nous trouver de bonnes raisons de refuser ce choix. Mettons-nous en marche pour couper court à tout. » Dans ce film, Gébé substitue à la logique révolutionnaire la logique du « pas de côté », il propose de penser autrement (ou de penser tout court), d’abandonner le productivisme sans pour autant détruire les outils de production.
L’an 01 se revendique plutôt de l’utopie (« Alors que l’action révolutionnaire s’efforce de prendre le contrôle du présent pour bâtir l’avenir en force, l’utopie, rébellion non-violente, lance un pont invisible dont l’arche, ancrée dans ce présent affligeant, enjambe le décevant avenir prévisible et touche une rive inconnue, vierge, où la vie pourrait prendre un cours différent, sans marchés financiers ni poisons industriels, ni distractions viles et sans tyrannies inesthétiques » écrit Gébé). La France en l’an 01 évoque d’ailleurs par plusieurs aspects l’Eldorado d’un conte philosophique : le dépaysement (grâce aux chapeaux), une vie en société idéale, la candeur des habitants, etc. Le contraste entre cette société et la société pré-01 sert alors à mettre en avant l’absurdité de cette dernière qui semble alors aller de soi (par exemple lors de l’explication à un enfant de ce qu’était le gazon). On note d’ailleurs un certain intérêt pour la société pré-01 de la part des personnages du film qui laisse parfois entendre qu’il se serait écoulé plus d’un an depuis le début de L’an 01 (par exemple lors de la redécouverte du métro ou de l’exposé sur le théâtre avant 01). Cette volonté d’analyser les travers de la société pré-01 est symboliquement mise en avant par la scène de dissection d’une voiture.
Si l’utopie passe en partie par l’abandon de technologies considérées comme inutiles, il n’est pas question ici de retourner à un état primitif. Au contraire, les habitants de 01 sont particulièrement ouverts d’esprit et avides de connaissance (comme l’attestent par exemple leurs expériences érotico-scientifiques). Le temps d’arrêt qui marque le début de L’an 01 apparaît d’ailleurs avant tout comme une occasion de réfléchir, de discuter. Ce renouveau intellectuel est marqué par un esprit hautement rationnel et libéré de tout préjugé qui apparaît ici comme le premier pas vers une société meilleure. Mais L’an 01 est une utopie particulière puisqu’elle est vouée à se réaliser. Gébé écrit en effet : « Naïveté, utopie, c’est avec ces mots-là que les grandes personnes pleines de condescendance chercheront à nous faire rougir, à nous faire renoncer. Admettre la guerre c’est adulte, la refuser c’est puéril. Soyons puérils, primaires, naïfs, faisons le premier grand film d’enfants. » Il tente par ailleurs d’ancrer L’an 01 dans la réalité : celui-ci est par exemple qualifié de « film de reportage », la succession de scènes d’aspect parfois très différents accentuant cette impression (on peut penser à une collection d’images d’archives). Dans la bande-dessinée, l’an 01 est d’ailleurs censé avoir débuté peu après la sortie du film, ce qui met en avant une des particularités de ce film : la manière inhabituelle dont le film a été conçue peut déjà être vue comme un pas vers l’idéal qu’il prône. L’an 01 n’a donc pas pour seul but de mettre en avant les travers de la société du début des années 70, ce film se veut aussi un appel à l’action, au refus d’une société absurde comme l’indique implicitement la réplique sur les spectateurs de pièces révolutionnaires ou encore ce qu’écrit Gébé après la fin du tournage : « Maintenant que L’an 01 est fini (le film) on s’aperçoit qu’il n’y a pas de fin possible. C’était évident au départ, mais on n’y pensait pas trop. Aujourd’hui il faut se décider. Voir ”fin” sur l’écran c’est pas possible. Alors quoi ? »
– Malo