Pour le dixième anniversaire de la révolution bolchévique d’octobre 1917 Eisenstein se voit commander un film relatant les « dix jours qui ébranlèrent le monde ». Grand film de propagande tant par les moyens mis en œuvre -certains quartiers de Leningrad furent plongés dans le noir pour fournir la tension électrique nécessaire à l’éclairage du tournage- que par sa postérité cinématographique , Octobre apparaît comme un classique du septième art qui signe l’avènement d’un nouveau cinéma marqué par le célèbre « montage symbolique » d’Eisenstein.

Noir et Blanc.
Pays : URSS.
Année : 1928.
Avec : Nikolai Popov, Vassili Nikandrov, Layaschenko.
Rapide synopsis : Petrograd, octobre 1917 : les Bolcheviks prennent le pouvoir. 10 jours qui ébranlèrent le monde…
Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
pour voir et revoir
Octobre
de Sergueï Mikhailovich Eisenstein, Grigori Aleksandrov
Proposition d’analyse
Commandé par le pouvoir pour le dixième anniversaire de la Révolution bolchevique de 1917, Octobre est le troisième film de l’artiste Sergueï Eisenstein qui a déjà peint des bannières, mis en scène des pièces de théâtre, mais aussi réalisé deux films, La Grève et Le Cuirassé Potemkine, pour le régime bolchevique. Inspiré du reportage « Les dix jours qui ébranlèrent le monde » de John Reed, il met en scène la révolution d’Octobre 1917 avec une précision qui se veut la marque de l’exhaustivité historique : la voix off qui ouvre le film, dans sa version sonorisée de 1967, insiste sur l’exactitude d’un film qui se veut être le « témoin véridique » d’un épisode historique, même si cette véracité s’accommode de quelques arrangements passés avec la réalité comme la suppression des plans où apparaissait initialement Léon Trotskty suite à son exclusion du parti. Octobre est le film de propagande par excellence, censé consolider les fondements du régime établi par l’évocation de son origine glorieuse, puisque la révolution d’Octobre n’est rien moins que la révolution du Peuple dans son ensemble, paysans, ouvriers et soldats confondus, et d’une figure politique centrale : celle de Lénine.
C’est ici que nous devons affronter un apparent paradoxe de la programmation -par ailleurs géniale- du Ciné-club. Quel sens y a-t-il à faire d’un film de propagande -c’est-à-dire un film commandé par un pouvoir institué pour renforcer son assise et faire taire toute contestation- le film d’ouverture d’un cycle de projections censément révolutionnaires ?
Faire un cycle de projections sous le drapeau de la thématique révolutionnaire ne peut se passer de l’interrogation de la représentation de ces révolutions, et des problèmes qu’elle pose. Cette question émerge avec une acuité particulière dans le cinéma d’Eisenstein, réalisateur qui n’a eu de cesse de se confronter au problème de la représentation des masses. Octobre est le fruit d’un geste, esthétique et politique, spectaculaire : celui de filmer non plus des individus, mais une foule, un peuple, ou des classes. La première scène, où l’on assiste à l’abattement méthodique d’une immense statue d’Alexandre III par des gens du peuple, est un plaidoyer à la fois politique et esthétique : abattre les grands pour laisser la place aux petits c’est mettre fin au régime des Tsars mais c’est également représenter le peuple dans son ensemble, comme un tout, plutôt que de s’attacher aux destins individuels.
Mais dès l’ouverture du film cette ambition semble, sinon contredite, du moins risquée. Il est significatif que le déboulonnage de la statue d’Alexandre III advienne immédiatement après un carton citant Lénine : si celui-ci parle au nom du peuple, brandissant un « Nous » fier, il n’en est pas moins l’incarnation de la révolution d’Octobre dans les traits d’un individu. Ici apparaît la tension à laquelle est confrontée toute tentative de représenter le peuple à l’écran puisque le cinéma est un medium qui incarne avant tout dans des acteurs, des individus, les événements ou les idées qu’il veut représenter. Comment filmer la multitude ?
A cette question cruciale Eisenstein apporte plusieurs réponses. Tout d’abord il recourt uniquement à des acteurs non professionnels, écumant les bars de Leningrad à la recherche de « gueules », de ces visages marqués qui font de leur vécu leur plus belle arme et qui représenteront le Peuple dans ses franges les plus basses -et habituellement les moins représentées- : les paysans et les ouvriers. Ensuite il construit un réseau d’oppositions qui construit la figure du Peuple : si le peuple est un tout, il n’est pas tout le monde. Le montage se faisant succéder des images très dissemblables dans un rythme rapide, presque saccadé, souligne la violence de l’opposition entre la classe bourgeoise et la classe prolétarienne. Cette opposition se retrouve dans le contraste de deux architectures antagonistes : aux colonnes, statues et escaliers majestueux dont l’immensité écrase l’homme, Eisenstein oppose les larges places envahies par la foule qu’il filme dans des plans larges spectaculaires. Nous pourrions presque qualifier le projet d’Eisenstein d’architectural tant il est lié à l’investissement de l’espace, et tant la construction d’un Peuple passe avant tout par la construction d’un espace commun. La révolution d’Octobre consiste précisément en l’appropriation par la foule venue des quartiers ouvriers que la bourgeoisie tente, en vain, de transformer en espace clos en levant les ponts, du palais d’Hiver, ancien palais impérial dont l’existence même dénonce la continuation du régime des Tsars sous le gouvernement provisoire, espace privé de privilégiés au faste outrageant. Tout comme Fritz Lang qui réalise Metropolis un an plus tôt, Eisenstein fait du peuple une foule qui habite un espace qui lui a été assigné par la classe dominante et ne peut faire passer sa libération que par l’envahissement de l’espace qui lui a été interdit.
D’autres oppositions contribuent à la constitution de la foule comme peuple. Celle entre les Bolcheviks, révolutionnaires professionnels, et les paysans du fin fond de la Russie est vouée à se dissoudre dans l’adhésion complète des paysans à la cause bolchevique, scellée par la participation commune à une danse traditionnelle : dans les plans rapprochés qui désignent sans distinction les pieds des paysans et des bolcheviques, c’est l’identification à un corps commun qui s’opère. C’est encore le corps qui sera la pierre de touche de l’opposition frontale entre le Peuple et ceux qu’Eisenstein constitue comme ses ennemis. Les défenseurs du palais d’Hiver où siège le gouvernement provisoire sont trop jeunes, ce sont les élèves des écoles militaires qui n’ont pas l’air de savoir manier le fusil, ou trop vieux, ce sont les conservateurs dont l’agitation semble risible face à la fermeté du Bolchevique qui les empêche de passer. Face à eux les révolutionnaires ont le visage impassible et lisse des marins de Kronstadt au corps jeune sans être juvénile, dont la force a été décuplée par le dur travail, aux champs ou à l’usine. La jeunesse des corps prend un sens différent d’un côté de la barricade et de l’autre : chez les défenseurs du gouvernement provisoire elle signifie la maladresse d’enfants de bourgeois qui n’ont jamais travaillé ; chez les révolutionnaires, l’enfant qui rigole sur le trône d’Alexandre III est la promesse d’un avenir radieux, mais aussi l’insolence, la langue tirée au long règne des tsars et le commencement d’une ère nouvelle. Les corps âgés des prolétaires venus du fin fond de la Russie, arborant leur barbe mal taillé comme un symbole de leur origine paysanne, oppose l’endurance d’une vie passée à travailler aux corps rassis des vieillards conservateurs, marqués par l’appartenance à un temps qui n’est plus, le temps des Tsars.
Dans ce combat charnel les corps féminins ont une place ambiguë. Les femmes ce sont avant tout le bataillon de défense féminin du gouvernement provisoire. Eisenstein n’élude pas leur rôle dans la révolution d’Octobre et ne répugne pas à filmer une combattante tenant une carabine. Mais elles se voient presque immédiatement refuser cette vocation guerrière : le montage avec des objets d’art évoquent une place autre à la femme ; c’est l’amour dont les plans successifs sur une statue de deux amants puis sur une harpe évoque le regret ; mais aussi la maternité que représente une peinture. Il ne faut pas s’y méprendre : c’est par respect de la vérité historique -des bataillons de femmes ont bien été créés en 1917- et non dans une intention de représenter une émancipation des femmes qu’Eisenstein met en scène le bataillon de défense féminin ; les associations du montage intellectuel renvoient violemment ces guerrières à leur condition d’amantes et de mères.
Le « montage intellectuel » que théorise Eisenstein consiste à monter dans des plans successifs des représentations différentes afin de créer une association d’idées et de faire émerger dans l’esprit du spectateur une idée nouvelle ; c’est par exemple le montage successif du visage de Kerenski puis d’un paon qui suggère son orgueil. Dans Octobre ce montage est quasi omniprésent. Il se révèle par endroits un puissant instrument comique : combiné à un carton il joue bien souvent sur l’ironie qui émerge de la contradiction entre l’écrit et l’image. Plus simplement, c’est par l’intrusion de l’image d’un homme jovial que nous est suggéré le rire. Mais le montage intellectuel se révèle avant tout une formidable fabrique à symboles. Par un montage direct, frontal, le signe est directement associé à la chose signifiée et son sens nous est délivré sans ambiguïté, ainsi l’association de Trotsky avec l’image d’un ange harpe à la main suggère sa naïveté à ne pas vouloir provoquer le combat armé. La mise en symbole peut se révéler décalée : même le cul des chevaux restés à l’écurie peut se faire symbole de la neutralité du bataillon des Cosaques sous la caméra d’Eisenstein.
Cette figuration directe déplace l’attention du spectateur à qui n’incombe plus la tâche de l’interprétation des signes. Cette nouvelle disponibilité du regard du spectateur permet à Eisenstein de l’impliquer pleinement dans les événements à l’écran : bien que l’action soit entièrement tournée en plans fixes on a l’impression d’être véritablement au cœur des combats. Les objets figuratifs sont des symboles si évidents qu’ils ne peuvent se réduire à leur statut de signe : c’est aussi la matérialité des objets qui est filmée en très gros plan. La participation active du spectateur est emportée par le rythme rapide, presque saccadé, avec lequel les plans se succèdent. Au-delà de l’implication presque physique du spectateur, cela permet à Eisenstein de pousser le symbole au-delà de l’image convenue ; lorsqu’un Bolchevik se retrouve dans l’appartement de la Tsarine, l’affolement avec lequel s’enchaînent sous ses yeux les signes de richesse, de pouvoir, puis les signes religieux, et enfin, dans une rechute dans le matériel dont Eisenstein a le secret, le corps féminin -allant du corps de la sainte au bidet-, suggère par associations et sans que le spectateur n’ait eu le temps d’en prendre conscience toute la violence accumulée pendant des années par ce travailleur à l’égard de ses oppresseurs -le corps, inapte au dur labeur, de la femme soulignerait alors leur condition oisive. On devine l’intérêt de ce montage rythmé, rapide et violent, qui en vient presque à se passer du consentement du spectateur auquel il inflige pourtant de vives émotions, pour le genre du « film de propagande ».
Révolutionnaire, Octobre l’est doublement, tant par les événements qu’il raconte que par la mission qu’il se donne, indissociablement esthétique et politique, de filmer un Peuple, et les moyens qu’il met en œuvre pour y parvenir. A mille lieues du culte de l’acteur du star-system hollywoodien, Eisenstein se donne une toute autre tâche : briser les statues pour y mettre les corps des travailleurs.
– Elise