Le Pays des sourds de Nicolas Philibert
(mardi 27 janvier 2015, 20h30)

Entrez avec Nicolas Philibert dans le Pays des sourds, un monde aux sens transformés. Cette séance, en partenariat avec l’association Les Handinattendus, sera suivie d’une table ronde interprétée en Langue des Signes Française, entre Sylvain Kerbouc’h, sociologue, Barabara Fougere Danezan, doctorante à Paris I et Christian Deck, professeur de Langue des Signes.

Proposition d’analyse

« Est-ce un hasard fortuit qui propulse sur le devant des scènes et des écrans du monde des personnages différents » : la Sarah des Enfants du silence, les enfants et les adultes du Pays des sourds, la Ada de la Leçon de piano, le Kaspar Hauser allemand, la Nell de Michal Apted, le couple sourd de Sans pouvoir le dire de Liliana Cavani, le couple mixte sourd-entendant du Bateau de mariage, la Marianna Ucria née sous la plume de Dacia Maraini et récemment portée à l’écran, ou encore le mongolien belge du Huitième jour de Jaco Van Dormael ? Même questionnement avec le cas Jean-Dominique Bauby, atteint du locked-in syndrome, qui parvient à dicter un livre à une collaboratrice à l’aide de sa paupière gauche et un alphabet du silence qui ressemble comme un frère à l’alphabet dactylologique des sourds. Son livre, Le scaphandre et le papillon (1997) [et le long-métrage éponyme de Julian Schnabel (2007)] imposent un autre regard… » (Guy Jouannet, L’écran sourd, 1999)

Le Pays des Sourds de Nicolas Philibert, sort en salles en mars 1993 et se voit accueilli par une presse critique louangeuse. Ce film procède-t-il d’un mouvement général, qui permet de porter sur les écrans, aux yeux du grand public, des images nouvelles de groupes marqués par des représentations collectives en train de se craqueler et de se transmuer ?

Ce film peut être rapporté à un autre événement dans le champ de la représentation artistique des sourds : Les Enfants du Silence. D’abord pièce de théâtre américaine de Mark Medoff (1980), Children of a Lesser God fut adapté au cinéma en 1986 et de nouveau monté au théâtre en France en 1993. La comédienne sourde incarnant Sarah, Emmanuelle Laborit, remporta le prix Molière du meilleur espoir féminin la même année. Mais, alors que Children of a Lesser God est le fruit d’une création outre-Atlantique, le documentaire qui nous occupe est une réalisation française née une décennie plus tard. Et quand la pièce et le film tournent essentiellement autour de la relation romanesque entre la jeune sourde Sarah et le professeur entendant James, Le Pays des Sourds dresse un panorama polyphonique et bigarré de parcours divers, d’enfants et d’adultes, dans les écoles spécialisées et dans les rues, les théâtres, les églises,… Bref, ancrés dans la vie.

Nicolas Philibert raconte la genèse de son film ainsi : en 1983, il fut contacté par l’Institut National des Jeunes Sourds (INJS) de Saint-Jacques pour réaliser des cassettes vidéos pédagogiques de langue des signes. C’est à ce moment que se situe sa rencontre avec les sourds, et le choc de la découverte de la langue des signes : « J’ai commencé à me dire qu’un film sur les sourds serait de nature à travailler la matière même du cinéma, puisqu’il s’agit d’une langue où chaque mot, chaque idée se traduit par des images tracées dans l’espace ». Faute de financements, le projet ne va pas jusqu’à son terme. Finalement, huit ans plus tard, l’idée émerge de nouveau, mais s’est transformée. D’une fiction avec une approche esthétique de la langue des signes, le projet est devenu un documentaire dont l’objectif est non plus de faire de ceux qui le regardent des spectateurs, mais de nous impliquer en construisant un pont qui nous relie au vécu des sourds : « j’ai voulu faire un film qui plongerait brutalement le spectateur dans l’univers des sourds, un film dont la langue maternelle serait la langue des signes. J’ai voulu, si j’ose dire, donner la  »parole » à ces gens dont nous ignorons tout et qui ont un système de communication totalement différent du nôtre, pour tenter de regarder le monde à travers leurs yeux ». La démarche a changé. Ce qui n’empêche pas, au passage, d’amener le cinéaste à réinventer ses techniques : « filmer des sourds, du fait qu’ils s’expriment par signes, bouscule toutes les conventions : vous ne pouvez plus faire de gros plans, ni de plans de coupe… sous peine de perdre le fil. Chez les sourds le  »off » n’existe pas, il n’y a pas de hors champ. Il a donc fallu que nous fassions tout un apprentissage pour déterminer les méthodes de filmage qui convenaient, les cadrages, les places de caméra, les bonnes distances… ».

Est-ce de cette particularité – due à la présence des sourds et de la langue des signes à l’écran – qu’est née la manière de filmer que nous voyons à l’œuvre dans le documentaire, qui se passe de « voix off » et s’efface devant ses personnages ?

La richesse et la spécificité du documentaire de Nicolas Philibert semblent en effet résider dans cette attitude du « donner à voir ». Caractéristique et discrète, la patte du réalisateur nous permet d’entrer en douceur dans les scènes qu’il nous montre ; l’absence de commentaires nous laisse libres de nous faire observateurs et de nous imprégner du sens dont elles sont remplies. Si, nécessairement, le réalisateur donne l’orientation initiale par les images qu’il filme et sélectionne, il a la délicatesse de s’effacer ensuite pour laisser les protagonistes s’acheminer jusqu’à nous, spectateurs. Nous devenons alors nous-mêmes interprètes de ces images et paroles éloquentes.

Que nous montrent ces images ? Certes, des sourds confrontés à des professionnels entendants ; des enfants entourés d’éducateurs de la parole. Mais également des enfants se côtoyant et discutant entre eux, accueillant des élèves pour un échange scolaire et se quittant en larmes, ou au sein de leurs familles ; des adolescents en quête d’identité, puis des jeunes s’installant tant bien que mal, maladroits comme le sont tous ceux qui quittent l’enfance, dans la vie adulte ; et enfin des adultes épanouis. Pas de vision romanesque de la surdité comme monde clos du silence ou des institutions spécialisées – symbolisée par la scène de l’île entourée d’eau dans Les Enfants du Silence -, mais une caméra qui suit les relations multiples tissées entre eux par les protagonistes au fil de leurs vies.

Plutôt que de considérer les sourds dans leur relation aux entendants, et de se concentrer sur les conflits quant aux langues et aux méthodes éducatives – les signes ou la parole -, Nicolas Philibert s’attarde sur les vies des sourds dans leur complexité. Si la question de langue des signes est posée au détour de plusieurs scènes – que ce soit l’ouverture poétique sur le chant-signe, où l’on ressent la fascination pour la langue devenue art, ou le tableau pathétique du mariage dans lequel « l’interprète » désignée par le prêtre reste interdite, embarrassée et inutile –, la préoccupation principale paraît plutôt être celle de la transmission. Transmission entre pairs – pensons à la scène où le jeune Florent pleure parce qu’il n’a pas pu glisser la lettre au camarade malade dans la boîte comme les autres élèves, et où c’est un autre enfant qui trouve les mots et la langue pour le consoler… Transmission entre adultes – comme dans les cours de langue des signes de Jean-Claude Poulain, qui guide les autres vers cette langue nouvelle. Transmission entre générations – témoignage poignant, et pourtant commun, de l’adolescente Claire racontant qu’enfant elle pensait mourir à 20 ans faute de connaître l’existence des adultes sourds. Transmission entre parents et enfants – comme nous le voyons dans le jardin où jouent l’enfant Florent et sa mère, et où c’est cette dernière qui demande à son fils comment on signe le mot « maman » : où à l’inverse lorsque Jean-Claude Poulain exprime le désir que ses enfants soient sourds comme lui.

Ce faisceau de relations forme peut-être ce que Nicolas Philibert a voulu suggérer par son titre, « Le Pays des sourds » : pays où l’on vit avec les autres, à côté des autres, en dialoguant avec eux, et où se transmettent des héritages et des manières de faire.

Mais un pays est composite, et en constante évolution. Ce qui était en 1993 n’est plus entièrement aujourd’hui. Et ce qui était en 1993 ne l’était pas exclusivement. « C’est un voyage passionnant et original, réalisé de façon chaleureuse. Néanmoins, le contenu aurait été très différent, si le cinéaste Nicolas Philibert (…) avait filmé une autre classe d’enfants. » (Jouannet, L’Ecran Sourd, 1999). Et si le film prend place dans un début des années 1990 marqué par une certaine transformation des représentations collectives, qu’en est-il aujourd’hui ? Serait-il encore envisageable de réaliser un documentaire sur « les sourds », et si oui, que montrerait-il et comment ?

– Soline V.

Sources

Entretien de Georges-Henri Marchant avec Nicolas Philibert, 1991