Yella est un film de et sur l’Allemagne d’aujourd’hui, un film qui montre que la plaie de la coupure Est-Ouest n’est pas encore cicatrisée, un film sur la crise de l’économie financiarisée et un film emblématique de la renaissance du cinéma allemand depuis l’an 2000. La séance sera animée par Pierre Gras, journaliste et spécialiste du cinéma allemand contemporain.

Couleur.
Pays : Allemagne.
Année : 2007.
Avec : Nina Hoss, Devid Striesow, Hinnerk Schönemann.
Rapide synopsis : Laissant derrière elle un mariage raté, des dettes et un époux névrosé, Yella quitte sa petite ville de l’Est de l’Allemagne et part pour l’Ouest, au-delà de l’Elbe, dans l’espoir d’y trouver du travail et une vie meilleure. A Hanovre, elle fait la connaissance de Philipp, un jeune cadre financier. Elle devient son assistante, dans un monde où le jeu se confond avec la sensation du pouvoir. Mais cet épanouissement est contrarié par l’irruption étrange et déstabilisante de sons grésillants et de voix surgies du passé qui viennent la hanter. Comme si sa nouvelle vie était trop belle pour être vraie…
Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
pour voir et revoir
Yella
de Christian Petzold
Proposition d’analyse
Tous ceux qui appris l’allemand à l’école dans les années 2000 ont vu au moins une fois dans leur vie, à la fin d’une année scolaire, Cours Lola cours !, Good Bye Lénine ou La Vie des autres. À côté de ces succès aux ambitions commerciales assumées, le renouveau du cinéma allemand depuis l’an 2000 est aussi alimenté par un cinéma d’auteur, que la critique qualifie parfois de « nouvelle nouvelle vague allemande », et dont Christian Petzold est une figure emblématique.
Yella (2007, 2009 pour la sortie française) est le dernier volet de ce que Petzold nomme sa « trilogie des fantômes », commencée avec Contrôle d’identité (2000) et poursuivie avec Fantômes (2005). Il est vrai que le personnage de Yella, à qui l’interprétation de Nina Hoss donne une mystérieuse gravité, a quelque chose de fantomatique. Au propre d’abord. Yella est une femme décidée à fuir sa ville natale, dans un ancien Land de l’Est, où les conséquences de la réunification se font gravement sentir : poursuivie par un ex-mari ruiné parce qu’il n’arrive pas à s’adapter aux logiques économiques du capitalisme, elle vit chez son père qui semble lui aussi avoir été déclassé par la réunification. Elle décide donc de prendre un train pour Hanovre où on lui a proposé un emploi de comptable. Son ex-mari insiste pour l’emmener en voiture à la gare ; en passant sur un pont, il fait une embardée qui expédie le véhicule et ses deux passagers dans l’Elbe. Yella en réchappe : détrempée, dans son imperméable vert-gris assorti à l’environnement fluvial, ses cheveux mouillés formant comme des tentacules autour de son visage, elle sort de l’eau telle une créature merveilleuse. Les intuitions qui traversent Yella dans la suite du récit, toujours liées à l’élément aquatique, installent le film dans le fantastique.
Mais Yella est aussi un fantôme de l’ex-RDA, perdu dans un hôtel pour cadres au beau milieu la banlieue de Hanovre. Petzold est un grand cinéaste de l’habitat contemporain ; dans tous ses films il explore, ainsi que l’écrit Pierre Gras, « la fonctionnalité des immeubles ultramodernes du capitalisme allemand, verre et métal, la solitude glacée des appartements dépouillés que peuplent les protagonistes de la jeune bourgeoisie aisée, le faux confort des bars cossus, ou bien le décor factice des hôtels ». Dans cet hôtel sans goût ni grâce, il semble n’y avoir qu’un seul client à part Yella : Philipp, qui travaille pour une société de capital-risque dont on ne connaît ni le nom ni la mission exacte et dont on se demande si elle existe vraiment. Yella n’est pas un film engagé mais son atmosphère suggère que les activités de l’économie financiarisée n’ont pas plus de réalité que cette architecture vide, érigée au milieu de nulle part. Seul le chemisier rouge que porte Yella dans tout le film ressort dans ce désert de verre et de béton, comme pour rappeler que la plaie de la coupure entre Est et Ouest n’est pas encore complètement refermée.
Enfin, le personnage de Yella porte peut-être en lui des réminiscences du grand cinéma hollywoodien. Dans la critique des Inrockuptibles parue au moment de la sortie du film (n°699), Amélie Dubois affirme que « la silhouette de Yella s’impose immédiatement comme une icône hitchcockienne ». Yella, fantôme de Madeleine ? Le mystère légèrement inquiétant de l’héroïne la rattache effectivement à celles d’Hitchcock ; comme la Madeleine de Vertigo, qui oscille entre le monde des vivants et celui des morts, Yella est vêtue de rouge ou de vert. Le plongeon de la voiture ou les accents de thriller que prend parfois Yella sont autant de clins d’œil au maître du suspense.
Plus généralement, le film est nourri d’un réseau de références propres à Petzold. Ainsi, le nom de l’héroïne serait un discret hommage à Yella Rottländer, l’actrice principale d’Alice dans les villes de Wim Wenders. Le scénario, quant à lui, est inspiré d’un film d’horreur américain de Herk Harvey intitulé Carnival of Souls (1962). Et surtout, Yella peut être vu comme la variation fictionnelle sur le thème de Rien sans risque (2004) du documentariste Harun Farocki, qui a été le professeur de Petzold et qui assiste souvent celui-ci dans ses travaux. Mais les hommages de Petzold ne sont ni amers ni nostalgiques : dans ce subtil équilibre entre le thriller fantastique et le documentaire, entre l’exploration des sentiments intimes et celle des réalités sociales contemporaines, Petzold invente un cinéma moderne, nourri et incarné.
-Louise