Rashômon de Akira Kurosawa
(mardi 6 janvier 2015, 20h30)

Un samouraï tué, sa femme violée. Quatre témoins, quatre versions contradictoires des faits. Que s’est-il réellement passé ? Peut-être une réponse mardi au ciné-club.

Et pour résumer :

Rendez-vous le mardi 6 janvier 2015, 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
pour voir et revoir
Rashômon
de Akira Kurosawa

Proposition d’analyse

Un conte cruel et virtuose

Une pluie diluvienne s’abat sur un temple en ruines ; un délabrement généralisé, le ciel d’un gris sale, l’horizon bouché et sans espoir. Rashomôn, à l’image de son ouverture, est un film pessimiste. Son intrigue sordide consiste en un viol et un meurtre. Ou, plus exactement, des viols, et des meurtres. Car Rashomôn est le récit d’un procès au cours duquel quatre témoins, entendus à propos du même crime, exposent quatre versions distinctes et apparemment irréconciliables. Toutes sont d’une noirceur et d’un cynisme extrêmes. Chacun déforme la vérité à son avantage, allant jusqu’à s’accuser pour sauvegarder son honneur. Un bûcheron et un bonze ont assisté à cet étrange procès, sans y rien comprendre. Effarés, ils en font le récit à un homme venu comme eux s’abriter sous la porte Rashomôn.

Kurosawa bouleverse la structure narrative traditionnelle par un usage judicieux du flashback. Son tour de force est d’avoir su renouveler chaque fois l’épisode : le jeu des cadrages et des angles de prise de vue produisent pour chaque événement des perspectives multiples. Autant de variations à partir d’un thème unique, qui évoquent à la critique « une mise en forme solennellement symphonique » (Henri Agel, Positif, juin 1952) et surtout le théâtre de Pirandello, notamment Chacun sa vérité. Un « effet Rashomôn » qui appartient désormais au vocabulaire courant et désigne la relativité de la vérité, et le caractère subjectif de la mémoire.

L’œuvre de Kurosawa, au croisement d’influences nippones et occidentales (Shakespeare, Beckett, Dostoïevski), est traversée de cet « humanisme sceptique » qui prend dans Rashomôn la forme d’un conte cruel. Kurosawa y dresse le portrait de personnages malhonnêtes et tricheurs, dont l’égoïsme corrompt l’objectivité et la fiabilité des témoignages. Au spectateur, à qui les acteurs du drame semblent directement s’adresser dans les scènes de tribunal, de démêler les mobiles de chacun, sinon la vérité.

L’hypocrisie des protagonistes transparait dans l’esthétique audacieuse de Rashômon. Kurosawa dose ombres et lumières avec subtilité, et ces incessantes variations suggèrent la nature multiple et toute relative de la vérité. Le drame est éclairé par une lumière changeante, filtrée par les frondaisons du sous-bois : une photographie impressionniste qui souligne l’ambiguïté des récits. L’influence du cinéma muet expressionniste innerve le film, et lui inspire son rythme lent, sensuel et hypnotique, à l’image de la célèbre séquence du bûcheron s’enfonçant dans la forêt. Kurosawa filme directement le soleil, et ses reflets surnaturels sur la hache et le visage du bûcheron ; la répétition languissante d’une même cellule rythmique abolit la durée – une atmosphère étrange, indéfinissable, qui signale le début de l’énigme.

Par-delà cette virtuosité formelle, la mise en scène est sobre et dépouillée : Kurosawa concentre le drame dans un nombre restreint de décors et de personnages. Une ingénieuse économie de moyens au regard du contexte difficile qui touche alors le Japon et dont souffre grandement l’industrie cinématographique, mais aussi le choix d’une construction efficace et lisible, adaptée à la complexité de l’intrigue.

« Je ne comprends rien. »

Après lecture du scénario, trois techniciens seraient venus trouver Kurosawa, sans comprendre. C’est en réponse à la perplexité de ses opérateurs que Kurosawa aurait écrit ce texte célèbre : « Les êtres humains sont incapables d’être honnêtes avec eux-mêmes sur eux-mêmes. (…) L’égoïsme est un péché que l’être humain porte avec lui depuis la naissance ; il est le plus difficile à racheter. Ce film est comme un étrange défilement d’images, déroulé et étalé par l’ego. Vous ne pouvez pas comprendre ce scénario, mais c’est parce que le cœur humain lui-même est impossible à comprendre. Si vous vous concentrez sur l’impossibilité de vraiment comprendre la psychologie humaine, je pense que vous en saisirez l’essentiel. »

Maintes fois copiée depuis, cette narration pirandellienne s’ouvre toutefois sur une note plus heureuse qui vient nuancer son pessimisme. Chez Kurosawa, les éléments naturels entretiennent des relations étroites avec les hommes et leurs états d’âme, et l’averse, qui reflétait la déchéance morale des personnages de Rashomôn, cesse enfin et cède la place à la compassion et au pardon, deux thèmes chers à Kurosawa.

La réception de Rashomôn

Primé à la Mostra de Venise en 1951, le film de Kurosawa attire sur le cinéma japonais l’attention des pays occidentaux. Rashomôn frappe les critiques par son originalité formelle et son exotisme, emblématique d’un genre consacré au Japon médiéval, le jidai-geki – dans lequel Kurosawa va passer maître. La critique européenne se retrouve toutefois confrontée à un manque avoué de références et de points de comparaison ; Rashomôn est-il l’œuvre d’un artiste singulier, et quelle place occupe-t-il au sein la production nippone ? La cinéphilie a tôt fait de s’emparer de ces questions : longtemps les jeunes Turcs des Cahiers, admirateurs inconditionnels du cinéma de Mizoguchi qu’ils élèvent au rang de la perfection absolue, l’opposeront à Kurosawa que les rédacteurs de Positif défendent comme un maître du spectacle.

André Bazin, qui fait de la découverte du cinéma japonais « l’événement cinématographique le plus considérable depuis celle du cinéma italien », souligne l’absurdité de cette opposition idéologique entre deux cinéastes qu’il estime complémentaires. Lui admire en Rashomôn une œuvre résolument moderne, une « révélation esthétique et philosophique » touchante par « le style poétique et tragique de sa mise en scène ».

Le jeu des acteurs, inspiré du théâtre Nô et d’une grande intensité, fait forte impression. On loue la stylisation des postures et la violence des émotions, qui sont sans comparaison avec le flegme des acteurs occidentaux. Suite à la sortie de Rashomôn, dans l’euphorie de la découverte et par un important effet de mode, le cinéma japonais déferle dans les principaux festivals européens où il obtient régulièrement des prix. Malgré ce succès, Rashomôn demeure incompris au Japon. Les compatriotes de Kurosawa lui reprochèrent un exotisme de pacotille, destiné aux occidentaux, et des personnages rétrogrades et barbares qui donnaient de leur culture une image arriérée. La critique occidentale de l’époque a quant à elle largement interprété l’œuvre de Kurosawa à l’aune de ses propres références – Henry Agel, dans Positif, proposait une lecture de Rashomôn qui empruntait largement à la Médée d’Euripide.

Le cinéma de Kurosawa, fait de syncrétismes, a en réalité une vocation humaniste et universaliste très appuyée, sensible dès la conclusion de Rashomôn et qu’il confirmera notamment dans l’ouverture du Château de l’Araignée.

-Chloé