Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick
(mardi 9 décembre 2014, 20h30)

Pour achever le cycle Grande guerre, l’un des premiers films de Stanley Kubrick. Anti-film héroïque, plaidoirie contre le système de guerre, Kubrick dénonce les rouages absurdes et inéluctables de la hiérarchie militaire.

Proposition d’analyse

C’est avec Les Sentiers de la Gloire, l’un des premiers succès de Stanley Kubrick, que s’achève le cycle Grande Guerre que propose le Ciné-Club. Car la guerre, il n’est question que de cela dans ce film mettant en scène Kirk Douglas dans le rôle du colonel Dax : l’action se déroule pendant trois jours de l’année 1916, entre les tranchées françaises et le siège de l’état-major. Lorsque le général Mireau reçoit de son supérieur, le général Broulard, l’ordre de prendre d’assaut la Fourmilière, place forte allemande qu’il sait inexpugnable, il s’empresse d’en charger le colonel Dax, réputé comme compétent. Celui-ci n’a d’autre choix que de mener l’offensive, tout en sachant que plus de la moitié de ses hommes y laisseront leur vie ; seulement, sous le feu nourri des Allemands, l’offensive tourne court… et voit une grande partie des hommes éviter le combat, faute de pouvoir sortir des tranchées. Ceci vaudra à trois des survivants d’être, pour l’exemple, jugés par une cour martiale puis condamnés à l’exécution.

Attention, la suite de l’analyse peut dévoiler des moments clés du film

L’empreinte de Kubrick

Comme cela se confirmera par la suite dans ses films à vocation historique (par exemple Barry Lyndon), Kubrick, soucieux de réalisme, montre ici un sens aigu du détail. Si l’histoire s’inspire – comme tous ses films – d’une nouvelle, écrite par Humphrey Cobb en 1935, les faits sont issus de la réalité de la Première Guerre mondiale : en quatre ans, ce sont plus de 600 soldats qui sont ainsi passés devant le peloton d’exécution « pour l’exemple ». En l’occurrence, la référence historique est précise : Kubrick s’appuie sur une affaire datant de 1915, lors de laquelle un général avait ordonné à ses artilleurs de tirer sur ses propres troupes après l’échec d’une offensive, et avait ensuite fait fusiller pour l’exemple quatre caporaux. Dans le film, l’atmosphère de guerre est bien sûr recréée par les décors et les costumes, mais également par une bande-son soignée : rafales de mitraillette en permanence, éclats d’obus réguliers… Le tournage en studio n’apparaît visiblement que lors des scènes nocturnes ; du reste, c’est un château de Bavière qui a été choisi pour accueillir la cour martiale et les quartiers de l’état-major.

Comme à l’accoutumée, Kubrick se démarque par ses prises de vue très travaillées. Les tranchées sont pour lui l’occasion de multiplier les travellings, nous mettant tour à tour à la place du général inspectant ses troupes et du colonel courant enjoindre à ses soldats de retourner au combat. Les travellings latéraux permettent quant à eux de donner à l’assaut de la Fourmilière un aspect très réaliste, puisque la caméra avance à la même vitesse et au même rythme saccadé qu’un soldat en approche. Lors du procès, le jeu de plongées – contre-plongées permet de bien différencier le procureur, mis en position de supériorité, et les condamnés, vus en plongée et écrasés par leur hiérarchie. De la même manière, en plaçant la caméra parmi les tireurs du peloton, Kubrick donne au spectateur l’impression d’être lui-même le meurtrier des trois soldats tués pour l’exemple, ce qui amène à réfléchir sur l’acceptation passive par la population de cet ordre militaire. Enfin, tout au long du film, la symétrie chère au réalisateur rythme les plans, des scènes de tranchées au peloton d’exécution.

Un point de vue américain sur le conflit franco-allemand

Ce n’est pas sans raison que le film a dû attendre 19 ans après sa sortie pour être diffusé en France : boycotté par des associations d’anciens combattants lors de sa diffusion à Bruxelles (pour sa critique de l’armée française), il n’a même pas eu à passer la censure française, puisque la société de production a choisi de ne pas le diffuser en France. Dès le début, le ton est donné par une Marseillaise martiale et éclatante, tournant en dérision la fierté française – qui sera bien mise à mal dans la suite du film. Toute l’organisation militaire française, et surtout l’état-major, font l’objet d’une critique manifeste de la part du réalisateur ; les Français sont même représentés dans leurs clichés en buvant, avant l’assaut, un verre de cognac accompagné d’un « À la France ! ».

Kubrick n’échappe donc pas à une distanciation du point de vue, du fait de son origine américaine ; celle-ci est d’ailleurs visible aux influences hollywoodiennes qui jalonnent le film. La scène d’inspection de ses troupes par le général Mireau, bien avant l’assaut, a ainsi tous les airs d’un western de cavalerie américain (La Charge héroïque, de John Ford, n’est sorti que sept ans auparavant). Dans ce contexte, le personnage interprété (comme souvent) par Kirk Douglas est celui du héros américain, qui se montre pour sa première apparition torse nu – comme pour mieux exacerber une virilité qui, de toute façon, est ici de mise (« Laissons les niais porter des robes et se cacher sous leur lit », dira le général).

Ce rôle très américain du héros sauveur, emblématique des années 1950, suivra Kirk Douglas pendant tout le film : c’est, naturellement, le seul à montrer une ferme opposition à sa hiérarchie, et une empathie réelle pour les soldats qu’il envoie malgré lui au massacre. Il adopte même une posture moralisatrice, voire humaniste, qui n’est pas sans déplaire à son supérieur, le général Mireau, auquel il manque passablement de subordination ; il s’avère en fait que le colonel Dax est le seul officier (tous grades confondus) qui soit réellement humain. Alors qu’il est temporairement relevé de ses fonctions, il n’hésite pas (bien sûr) à aller combattre aux côtés de ses hommes ; mais, comme exposer une première fois sa vie ne suffit pas, il la propose aussitôt après en sacrifice au général exigeant une exécution pour l’exemple. Enfin, le héros se fait justicier, et même vengeur, lorsqu’il choisit le lieutenant Roget pour diriger le peloton d’exécution ; à défaut d’avoir su empêcher celle-ci d’avoir lieu par des moyens juridiques, Dax va jusqu’au chantage auprès de Broulard pour obtenir justice. Mais si le colonel incorruptible s’illustre par sa grandeur d’âme, tel n’est pas le cas du reste de l’état-major – sous le feu de la critique de Kubrick.

La critique de la guerre et la dichotomie hiérarchique

La mise en contexte historique qui ouvre le film le place, de fait, sous le signe de la dénonciation d’une guerre d’une part futile (il s’agit de gagner seulement quelques centaines de mètres) et d’autre part meurtrière (pour cela, des milliers d’hommes doivent mourir). Cet antimilitarisme explicite ne doit pas étonner chez celui qui réalisera, trente ans plus tard, Full Metal Jacket ; ici, il se retrouve tout au long du film, notamment à travers la mise en évidence d’une ségrégation choquante entre soldats et officiers. Bien entendu, cette ségrégation passe d’abord par une inégalité de traitement entre le général Mireau (logé dans un palais luxueux) et les Poilus. Celui-ci, qui se dit proche de ses soldats, détruit les soldat qui cèdent à la peur, et voue une haine farouche à toute forme de prudence ou de rébellion. Ses troupes ne sont pour lui qu’une sorte de « chair à pâté », destinée dès avant l’assaut à subir 60% de pertes.

Mais tout l’état-major est concerné par cette mise à distance : les soldats sont successivement qualifiés de « bunch of flies, waiting for someone to swat them » et de « low animal sort of thing » par le commandant (chez qui la flagornerie est de mise) et par le général Mireau. Le lieutenant Roget, saoul au moment de l’opération de reconnaissance nocturne, n’échappe pas à la règle ; c’est bien toute la hiérarchie qui est vérolée, jusqu’au général Broulard, bourreau froid et manipulateur, qui croit voir en Dax un ambitieux parvenu à ses fins. Rien ne peut remettre en cause cet ordre établi, pas même tous les efforts de Dax : comme le résume le lieutenant au caporal Paris, « Avez-vous déjà essayé de porter plainte contre un officier ? » Ainsi, pendant que les trois condamnés se morfondent en attendant l’exécution, le bal des officiers bat son plein. Et, ironie du sort, c’est comme un soldat avant tout que se désigne Mireau avant sa sortie finale, après avoir témoigné sa satisfaction devant une si belle exécution…

Mais la réflexion qu’amorce Kubrick va plus loin qu’une simple critique de l’état-major français : c’est tout le fonctionnement d’une armée qu’il remet en question, en dénonçant les ordres appliqués sans discussion. Car à plusieurs reprises dans le film, c’est ce sujet qui revient : comme le dit le général Mireau, « Ce n’est pas aux soldats de discuter de la faisabilité d’un ordre ! ». Que l’ordre soit raisonnable ou pas, il n’est donc pas question de réfléchir : si le général exige des artilleurs qu’ils pilonnent ses propres soldats, ils n’ont d’autre choix que de se plier (à moins d’opposer une résistance passive). Faut-il donc se conformer aux ordres de supérieurs usurpant leurs fonctions (ici le général Mireau), ou faut-il y réfléchir et agir selon sa raison (comme le font les soldats Ferol et Meyer en se repliant), au risque de ralentir des procédures bien pensées ? La Justice elle-même est questionnée par Kubrick, à travers le pastiche de procès servant à condamner les trois soldats désignés par leur chef de régiment. Il s’agit en somme plus d’une formalité que d’une véritable réflexion juridique, puisque tout est joué d’avance, et que le fait même de fusiller des hommes pour l’exemple n’est remis en question que par Dax, avocat de la défense. Toute sa connaissance du droit pénal lui est inutile, puisque rien n’est fait selon les règles : finalement, le procureur le résume bien, « Cette affaire parle pour elle-même »… La Justice doit-elle donc être réduite à ce moignon de tribunal en toute période de guerre, ou se doit-elle de rester intègre et régulière ? Là encore, la critique de Kubrick rejoint l’anti-militarisme : ce sont les besoins de la guerre qui semblent expliquer ce besoin d’exécutions, puisque comme le dit Broulard, « On maintient la discipline en exécutant un soldat de temps à autre ».

Les soldats, quant à eux, en sont réduits à se demander de quelle manière ils préfèrent ne pas mourir. Les trois soldats « choisis » pour l’accusation puis la condamnation ont tous trois déjà été vus plus tôt dans le film ; en leur donnant des caractères complémentaires, Kubrick permet au spectateur de s’assimiler d’autant plus facilement à ceux qui sont finalement les victimes de l’histoire. Ceci apparaît face au prêtre venu écouter leur dernière confession : des trois, l’un est croyant, un autre agnostique, et le dernier anticlérical. Tous trois très humains, et bien entendu désespérés, doivent faire face à des traitements inhumains (l’exécution d’un homme inconscient, son brancard mis à la verticale). Leur désespoir se heurte finalement à une mort injuste, inéluctable, d’autant plus insupportable qu’ils la savent imméritée ; et comme pour souligner cette fin sinistre, Kubrick laisse en même temps au spectateur écouter le gazouillis des oiseaux, pendant que les tireurs du peloton déchargent leurs fusils.

– Emmanuel