La Vie et rien d’autre de Bertrand Tavernier
(mardi 2 décembre 2014, 20h30)

Dans sa lutte, parfois dérangeante, pour redonner une place aux soldats disparus, le commandant Delaplane (Philippe Noiret), interroge la place à accorder aux morts lorsqu’il s’agit d’instituer une mémoire nationale du conflit qui permette au pays de se relever, ainsi que dans les existences individuelles, à reconstruire autour de l’acceptation de l’absence, et du souvenir des disparus. La séance sera suivie d’une discussion avec Marie-Bénédicte Vincent, enseignante au département d’histoire.

Proposition d’analyse

En 1920, dans une France qui semble presque encore engagée dans la guerre, le commandant Dellaplane (Philippe Noiret) est chargé de recenser les soldats disparus, et de chercher à retrouver leur identité. En attestant l’absence, il redonne ainsi paradoxalement une existence et une place aux disparus. Découvrir la preuve de la mort d’un soldat, est dans ce contexte un moyen de lui rendre un droit de cité dans la mémoire, dans la vie de ses proches, voire de la patrie. Ainsi, la lutte menée par Dellaplane cristallise une double quête mémorielle, à la fois collective, dans la volonté de l’État de constituer une mémoire du conflit, et individuelle. Sa route croise celle de deux femmes, Irène et Alice (Sabine Azéma et Pascale Vignal), ainsi que de nombreuses familles, faisant tout pour percer l’énigme du statut de leurs disparus. C’est pour elles le moyen de pouvoir espérer entreprendre un travail de deuil, et surtout de reconstitution de la vie. Le retour à la vie s’effectue finalement petit à petit au fil de ce parcours, dans les nouveaux liens affectifs qui se créent entre les personnages, et les rattachent ainsi à l’existence, à un possible avenir.

Réalisé en 1989, Tavernier considère de fait La Vie et rien d’autre, comme une entreprise militante, censée rendre hommage à la multitude de soldats anonymes disparus au cours de la première guerre mondiale et progressivement occultés dans la mémoire collective. C’est en effet la surprise du réalisateur lors de sa découverte du nombre très important des soldats portés disparus, et proportionnellement la très faible place qui leur est accordée dans le souvenir du conflit, qui lui a inspiré son film. On retrouve dès lors une forme d’écho entre le personnage de Dellaplane et le réalisateur dans le travail préparatoire que celui-ci a entrepris pour réaliser La Vie et rien d’autre. Tous deux mènent une enquête difficile pour rassembler les traces ténues laissées par les disparus, que ce soit pour Dellaplane, les quelques renseignements apportés par les familles, objets personnels retrouvés, ou pour Tavernier, les rares pièces d’archives militaires et les témoignages récoltés. Ainsi, Dellaplane lui-même, en tant que personnage, au même titre que les deux héroïnes, découle de la nécessité d’incarner une réalité historique aux indices si parcellaires. La fiction et l’inventivité artistique deviennent ainsi d’une importance vitale pour compléter, et redonner une réalité concrète aux blancs de l’Histoire. Articuler le récit autour de la tentative d’Irène et d’Alice de continuer à vivre en retrouvant l’homme disparu, et des visions fugitives de l’intimité des familles dans l’ignorance quant au devenir de leur proche, constituait un moyen pour Tavernier de ne pas livrer un simple documentaire historique, mais de redonner chair ainsi qu’une forme de vie aux disparus.

Avec La Vie et rien d‘autre, Tavernier annonce de plus un renouvellement de la manière de représenter la première guerre mondiale au cinéma. Les cinéastes commencent à se distancier de la représentation du conflit en lui-même, tendant à livrer une vision spectaculaire de l’horreur et de la violence des combats. Il ne s’agit plus d’héroïser les soldats dans l’action, mais de faire ressentir la guerre à travers la manière dont elle a marqué les paysages (obus et corps qui ressurgissent dans les champs), les hommes et les consciences. L’intérêt nouveau porté par les réalisateurs, à la sortie de guerre et aux problèmes sociaux ou humains qu’elle soulève, constitue dès lors un nouvel angle de perception du conflit.
Ainsi, la guerre ne s’affiche jamais ouvertement dans La Vie et rien d’autre. Les explosions des obus restés enterrés dans les champs, ou des bombes qui minent un convoi sanitaire enfoui dans un tunnel, se produisent hors champs. De même, la reconnaissance des corps des soldats par les familles n’est jamais présentée au spectateur. Le corps mutilé par la guerre, au cœur des préoccupations, des hantises des personnages à la recherche de leurs proches disparus, plane en permanence sur l’expérience du spectateur, sans jamais être exposé.

La fin d’une vision de la guerre à travers le prisme du combattant héroïsé, se lit aussi dans la mise en scène de la foule anonyme, et plus du simple individu par Tavernier. Ce sont des familles entières et nombreuses, qui sont montrées dans leur quête du proche disparu. Celle-ci les rassemble d’ailleurs en de même lieux stratégiques (tunnel où est enseveli un convoi sanitaire, usine désaffectée qui héberge les familles le temps de leurs recherches…) sur les traces des disparus. Les survivants sont foule dans leur tentatives pour continuer à vivre, aussi bien dans leur recherche du secours de la religion lors d’une messe improvisée, que dans la fête, pour s’éloigner de l’horreur, du souvenir de la guerre. Les soldats, quant à eux, sont aussi toujours représentés en groupes, que ce soit dans les hôpitaux militaires (où se joue une autre forme de « disparition » dans la mesure où la mutilation entraînée par la guerre, qu’elle soit physique ou mentale, fait en partie perdre son identité à l’individu), dans le café où se regroupent encore les hommes démobilisés. La volonté de représenter ces foules donne de fait sens au choix d’un format large dans la majorité des scènes du film.

Finalement, dans son combat pour faire reconnaître l’ensemble des disparus, et dans la priorité qu’il accorde à la nécessité d’aider les familles à se reconstruire en élucidant l’interrogation permanente que constitue la disparition, Dellaplane est le vecteur à la fois d’une critique de l’autorité militaire ou politique, et d’un appel à l’espoir. Des profits massifs tirés de la construction des monuments aux morts, à la volonté de l’état de régler au plus vite la constitution d’une mémoire nationale des disparus (comme le montre la recherche désespérée d’un soldat inconnu autour duquel construire un monument), pour pouvoir décemment se lancer dans le relèvement économique du pays, c’est une entreprise mémorielle, au sens littéral, prospérant grâce aux disparitions, que dénonce Tavernier.  Dellaplane et ses recherches, incarne quant à lui une quête acharnée de la vie, que ce soit celle des disparus qui existent à nouveau en retrouvant un nom, ou celle des « survivants », pour qui il est nécessaire de pouvoir se détacher des absents, à la condition enfin fixée, pour espérer reprendre le cours de la vie.

-Marie