Johnny s’en va-t-en guerre de Dalton Trumbo
(mardi 25 novembre 2014, 20h30)

Film d’ouverture du cycle Grande Guerre, Johnny s’en va-t-en guerre sera suivi les semaines prochaines par la La Vie et rien d’autre de Tavernier et Les Sentiers de la gloire de Kubrick. Adaptation de son roman au même titre, Trumbo réalise un film symbole des horreurs que la guerre fait subir aux corps.

Proposition d’analyse

Durant la Première Guerre mondiale, Joe Bonham, jeune soldat américain, est blessé par une mine : il a perdu ses bras, ses jambes et toute une partie de son visage. Incapable de parler, entendre, voir ou sentir il reste néanmoins conscient. Son esprit prisonnier de ce tronc immobile est encore doué de sentiments et souvenirs. Luttant contre la folie, il cherche à communiquer avec le monde extérieur, alors que tous le croient incapable de penser.

Dalton Trumbo naît dans le Colorado en 1905. À 20 ans, il part en Californie, travaillant comme boulanger la nuit pour financer ses études. Il commence comme critique, avant d’écrire ses premiers scénarios en 1936 ; dans le même temps, il milite dans plusieurs associations de gauche. Son scénario de A man to remember (G. Kanin) assoie sa renommée à Hollywood. Il publie en 1939 le roman Johnny got his gun, qu’il adaptera 30 ans plus tard au cinéma. Ce roman pacifiste publié en temps de guerre est rapidement épuisé, mais Trumbo refusera de le rééditer, car des organisations d’extrême droite pro paix avec l’Allemagne nazie cherchent à la récupérer. Trumbo rejoint en 1943 le parti communiste, et fait parti des Dix d’Hollywood placés sur liste noire en 1947 par l’HUAC, condamné en à un an de prison et interdit de travailler, à cause de son appartenance au parti. Pendant plus de 10 ans il sera forcé de travailler via des prêtes-noms et de vendre ses scénarios au rabais ; il (ou plutôt son prête-nom) obtient néanmoins un oscar du meilleur scénario pour The Brave one (I. Rapper). Il sort de liste noire en 1960, en apparaissant aux génériques d’Exodus (O. Preminger) et Spartacus (S. Kubrick). En 1971, au milieu de la guerre du Viêt Nam, il écrit et réalise son unique film, Johnny got his gun, adaptation fidèle de son roman paru 30 ans plus tôt. Il meurt en 1976 d’un infarctus.

Adaptation d’un roman, le film se place dans le contexte de trois guerres. La Première Guerre mondiale, époque de l’action du film, la seconde, époque de parution du roman, et la guerre du Viêt Nam, pendant laquelle sort le film. Avant d’évoquer l’aspect engagé du film, abordons la manière dont Trumbo traduit à l’écran son roman.

Comment adapter un roman profondément subjectif, qui traduit les seules pensées du narrateur immobile, aveugle et sourd ? Le cinéma est généralement plus objectif, et peinerait à se cantonner au point de vue purement subjectif du protagoniste. Bien qu’une approche plus expérimentale soit envisageable, pour les séquences dans l’hôpital Trumbo fait le choix d’une narration classique, avec un point de vue extérieur, tandis que le point de vue de Johnny est traduit par une voix off. Dans ces scènes tournées en noir et blanc, l’équipe médicale est montrée s’affairant autour de lui, le soignant, le lavant. De toute cette activité vue par le spectateur, Johnny n’en perçoit un très vague écho, traduit par le sens du toucher, le seul qui lui reste. Il peut ainsi percevoir les mouvements de pas autour de lui : on peut tenter d’imaginer ce qu’il ressent par la voix off qui décrit alors ses pensées. L’autre question de l’adaptation est comment rendre compte des errements de la pensée de Johnny. Doué de si peu de sensations, Johnny peine à différentier réalité, souvenirs et rêves. Son esprit confond passé et présent, réalité et délires. Trumbo tranche et choisit de représenter en noir et blanc ses scènes de pleine conscience ancrées dans le présent, tandis que les autres, souvenirs, rêves, cauchemars, délires sont en couleurs. Plus l’épisode est onirique et irréel, plus les couleurs sont saturées, les contours de l’image floutés. Il en résulte une artificialité totale de ces séquences, qui rappelle le travail de Fellini.

Par cette double narration, Trumbo montre une double métamorphose. Celle, brutale, d’un jeune homme qui devient un instant un morceau de viande inerte. L’autre, qui occupe tout le présent du film, est la lente renaissance ; de morceau de viande, Johnny redevient peu à peu un être humain. Johnny est condamné à vivre dans un univers à part, il perçoit un petit peu le monde, mais le monde ne s’en aperçoit pas. Il vit dans un monde cloisonné de l’extérieur. Ce cloisonnement apparait d’abord par la bande-son, d’un côté le son de l’hôpital, de l’autre la voix off qui ne communiquent pas, mais également dans les séquences oniriques, par exemple les split-screen qui sépare les amants, d’un côté les adieux de Johnny et Kareen, de l’autre la fuite du soldat.

Johnny got his gun est un film pacifiste. Le film est un film de guerre, le personnage est un soldat, l’action se passe pendant la Première Guerre mondiale, mais Trumbo ne montre ni combats, ni blessures, ni le corps mutilé de Johnny, il se concentre sur les conséquences de la guerre sur son personnage. Bien que la guerre n’apparaisse explicitement à l’écran que très brièvement, Trumbo ne laisse aucun doute planer sur le caractère engagé de son film. Les génériques d’ouverture ― des images d’archives de défilés militaires sur une musique martiale ― et final ― la même musique martiale ― encadrent le film sur lequel plane l’ombre de la guerre. Dans la scène finale, alors que Johnny a enfin réussi à communiquer, à exprimer un souhait, ce qui a son échelle est comme avoir réussit à agir, les médecins militaires lui refusent son choix, le laissant seul, impuissant dans un dernier fondu au noir. Symbole de l’ultime monstruosité de la guerre, qui déshumanise jusqu’à faire de Johnny un objet, auquel on nie tout droit à la pensée. Mais Trumbo ne se contente pas de cette métaphore, il est beaucoup plus explicite par exemple dans cette discussion entre Johnny enfant et son père :
— « Qu’est-ce que la démocratie ? »
— « Je ne sais pas, mon fils. C’est une sorte de gouvernement qui semble avoir un rapport avec des jeunes hommes qui doivent partir et s’entre-tuer »
— « Quand viendra mon tour, est-ce que tu voudras que je parte ? »
— « Pour la démocratie tout homme donnerait son seul et unique fils ».

Par la bouche du père, c’est Trumbo qui confie son sentiment sur la guerre, de manière presque parodique. Pour lui, c’est tout l’état qui est responsable de la destruction d’individus innocents dans la guerre, pas uniquement les militaires. En effet, mis à part la jeune infirmière, le personnel de l’hôpital, docteurs, infirmières, prêtre ne montrent que peu voir pas d’émotion et de compassion pour Johnny ; la médecine et la religion sont aussi complices que les militaires.

En pleine guerre du Viêt Nam, Trumbo saisit l’opportunité de diffuser son message antimilitariste à la jeunesse, en adaptant son roman, et finançant en partie lui-même le film. Le résultat sera aux États-Unis un échec tant critique que commercial. R. Greenspun écrit par exemple dans le New York Times :
« Il y a deux idées dans Johnny got his gun, la première que la guerre est un crime, et la seconde que c’est un crime commis par les anciens contre la jeunesse. La première est indubitable, mais inintéressante, la seconde, bien qu’appelant à être discutée, est également inintéressante. »
En revanche, le film aura plus de succès en Europe, il est récompensé à Cannes par le Grand prix et le prix FIPRESCI. La critique américaine s’est désintéressée du côté engagé du film, qui constitue pourtant sa raison d’être même, ne retenant que les faiblesses du film, lui reprochant son sentimentalisme, ses images parfois maladroites.

Par l’originalité de son sujet, Trumbo adopte quoi qu’il en soit un point de vue singulier sur la guerre, et livre en cinéaste son message antimilitariste. Afin de découvrir d’autres points de vue sur la Première Guerre mondiale, revenez au ciné-club les prochaines semaines pour la suite du cycle Grande Guerre, avec La Vie et rien d’autre (B. Tavernier) et Les Sentiers de la gloire (S. Kubrick).

— Arthur