La Nuit du chasseur de Charles Laughton
(mardi 11 novembre 2014, 20h30)

La Nuit du Chasseur est un conte, ou une parabole, ou un thriller, ou un drame, ou tout ça à la fois : faisant fi des codes esthétiques comme des codes commerciaux, le film laisse longtemps derrière lui la trace de ses images magnifiques.

Proposition d’analyse

« La Nuit du chasseur n’est malheureusement pas le film génial espéré avec un tel scénario. La mise en scène, quoique riche de nouveautés, titube du trottoir nordique au trottoir allemand, s’accroche au bec de gaz expressionniste et ne parvient pas à traverser dans les clous plantés par Griffith. Que de feux rouges brûlés et de policemen renversés ! Déplorons encore quelques défaillances de la direction d’acteurs, quelques facilités et l’attendrissement final, odieux » : quelques lignes suffirent à François Truffaut pour saluer l’unique film de l’acteur britannique Charles Laughton. L’échec critique et commercial de La Nuit du chasseur à sa sortie en 1955 fut à la hauteur de son succès tardif : dès les années 70 certains critiques l’érigent au statut de « chef d’œuvre ».

La lutte éternelle du Bien et du Mal ?

La Nuit du Chasseur se présente comme un film simple. Simplicité de sa trame d’abord : un méchant -le prêtre Harry Powell interprété par Robert Mitchum-, un trésor -10 000 $ volés dans une banque par Ben Harper ensuite condamné à mort-, et des innocents -ses deux enfants à qui il a confié la garde de l’argent, dont le petit John interprété par Billy Chapin. Simplicité morale ensuite, se calquant sur la simplicité du scénario : le film semble marqué par un manichéisme brut inscrit dans le corps d’Harry Powell dont la main droite porte le mot « Love » alors que sa main gauche est marquée du signe inverse « Hate », dans une parfaite binarité du Bien et du Mal.

Les méchants et les gentils nous sont presque montrés du doigt, un véritable enseignement moral semble devoir nous être dispensé : serait-on dans un conte ou peut être, si l’on se fie à sa tonalité religieuse, une parabole ? Le film s’ouvre sur une scène étonnante : Rachel Cooper -interprétée par Lilian Gish- conte des passages de la Bible. La présence à l’écran des enfants qui écoutent la vieille dame figure le public choisi par Laughton et fait de son film un conte pour enfants, raconté à des enfants. La voix off de Mrs Cooper enveloppe les premières images du film comme un voile qui en atténue la réalité : le monde dans lequel va se dérouler l’action semble être engendré sous nos yeux par la parole bâtisseuse de fictions. Dans cet univers renonçant dès les premières minutes du film à une quelconque caution de réalisme peut s’engouffrer la féerie du conte, l’horreur du cauchemar. L’onirisme de La Nuit du Chasseur, que crée l’éclairage splendide -en studio comme en extérieur- de Stanley Cortez, en exile la lecture morale. En deçà, ou au-delà, du Bien et du Mal, c’est la Beauté qui surgit.

Dans l’incipit est explicitement refusé l’assouvissement d’une quelconque tentation de condamnation morale. Rachel Cooper le dit clairement, directement à la caméra : « And I know you won’t forget « Judge not lest ye be judged » » (« Et je sais que vous n’oublierez pas « Ne juge pas à moins d’être toi même jugé » »). Ce film faussement manichéen présente le Bien et le Mal de manière beaucoup plus confuse qu’il n’y paraît. Le fanatisme moral dont le spectateur doit se garder, stupide et dangereux, qui absolutise le Bien et le Mal, apparaît dans deux scènes construites en miroir. Dans la première Willa Harper, comme une démente derrière les flammes qui dansent, nouvelle idolâtre de la pureté absolue, prêche la foule qui l’acclame alors que, derrière elle, Harry Powell observe calmement les effets de sa manipulation. Dans la seconde c’est la foule en furie, vengeresse, dressant elle-aussi des bâtons en flammes mais cette fois ci à l’encontre de Powell, hurlant « Barbe bleue » et réclamant sa mort, guidée par la stupide Icey Spoon. Ce fanatisme porté par les foules parle la langue de la religion – « We have all sinned » (« Nous avons tous pêché ») exhorte Willa Harper. Pourtant le « méchant », lui aussi, se réclame de Dieu : Harry Powell, prêtre, est persuadé de suivre un chemin que lui fraie le Seigneur même -« You say the word Lord. I’m on my way. ». Une fois de plus, rien n’est si simple qu’il n’y paraît. Même si le statut de la religion reste ambigu, on peut en distinguer trois formes : la religion fanatique des foules, la religion violente et vengeresse, sûrement celle de l’Ancien Testament – « Not that you mind the kilings. Your Book is full of killings » dit Powell en s’adressant au ciel-, s’incarnant dans le prêtre criminel, et la religion miséricordieuse et bienveillante, héritière de Jésus -au traînant « Leaning… » (« S’appuyant… ») de Powell, Rachel Cooper répond en entonnant « Leaning on Jesus »- représentée par la vieille dame recueillant les orphelins. Étrangement, les enfants qui peuplent le film ne semblent pouvoir se rattacher à aucune de ces trois religions.

Les enfants ne sont pas seulement le public désigné dès les premières secondes : ils sont aussi le sujet de La Nuit du Chasseur. L’enfance, celle de Pearl et John Harper mais aussi celle des rejetons de Miss Cooper et des autres, est un temps autre, celui de l’aube de l’humanité : nés avant Adam et Eve, ils n’ont pas encore mangé la pomme de la connaissance, dans leur monde les notions de bien et de mal n’ont aucune place. Ce sont également ceux qui n’ont pas encore pêché, et l’on sent une certaine fascination à l’égard des « little ones », plus forts que les adultes. Ceux-ci sont étrangement absents : l’Amérique traverse une période de crise, des orphelins sales et affamés parcourent les rues par centaines ; ce temps économique se métamorphose en ère mythique, ère du chaos dans laquelle les petits sont livrés à eux-mêmes dans un monde sans parents. La Nuit du Chasseur se fait alors film d’initiation : initiation de John qui, lié par une promesse à son père, va tout faire pour la tenir pour finalement rejeter ce legs trop lourd et ainsi devenir homme -la montre que lui offre Mrs Cooper symboliserait ce passage à l’âge adulte. Cette lecture donnerait toute sa place à la portée psychanalytique de certaines scènes comme celle de l’arrestation du père, redoublée par l’arrestation d’Harry Powell qui rejoue sur un mode traumatique la mort du père et l’émancipation de John. Dans ce monde de l’enfance le Bien et le Mal n’appartiennent pas à la morale mais à l’inconscient : le prêtre criminel ne fait alors plus figure de Mal absolu, en tant qu’il est substitut du père son statut est bien plus ambigu. A un niveau plus latent mais finalement plus profond, c’est le désir féminin qui semble être source de tous les maux que ce soit pour un Harry Powell dégoûté qui mortifie sa femme, ou pour une Rachel Cooper désespérée par la faiblesse de Ruby qui aime plaire aux garçons.

L’inscription de La Nuit du Chasseur dans le monde de l’enfance rendrait vaine toute tentative d’interpréter le film à l’aune des seules valeurs morales. En faisant irruption dans le film, l’inconscient trouble les notions de Bien et de Mal, mais c’est aussi de nouvelles images qu’il fait surgir.

Un cinéma de la vision

Dans sa critique, Truffaut souligne la force du scénario, tiré du roman de Davis Grubb. Pourtant il apparaît comme extrêmement banal, met en jeu des personnages prototypés du cinéma américain (le méchant, la mère bonne mais naïve, les personnes âgées aux conseils bienveillants, les enfants innocents, la vieille dame recueillant les orphelins… tout le « bestiaire cinématographique américain » est présent comme le souligne Marguerite Duras). Il semble que le film ne puisse accoucher de rien d’inattendu : le méchant sera inévitablement châtié.

Ce ne serait pas du scénario à proprement parler mais du personnage d’Harry Powell que La Nuit du Chasseur tirerait sa force. Magnifiquement interprété par Robert Mitchum, le prêtre est un personnage étrange et effrayant. Son statut d’homme de Dieu en fait plus qu’un simple criminel : il se pense envoyé par le Seigneur même, et ses meurtres ne seraient que l’effet de Sa volonté. Ce prêtre a quelque chose du destin : la succession des deux plans exactement identiques de Powell puis Harper au tribunal donne la sensation que la rencontre des deux hommes en prison relève d’une transcendance inéluctable. Lorsqu’il se fait manipulateur pour mieux approcher les enfants et le trésor qu’il garde, Powell simule à peine : le talentueux Robert Mitchum réussit à rendre avec une grande finesse toute la grossièreté avec laquelle ce prêtre joue la fausse bonté. Pourtant ses artifices cousus de fils blancs lui suffisent -ainsi lorsqu’il simule la victoire de l’Amour sur la Haine avec ses mains de meurtriers-, tout est trop facile, comme si un Dieu malin avait tout commandé d’avance. Mais, loin d’être uniquement terrible, le prêtre prend aussi la figure du fou, voir de la proie, dans ce qu’on pourrait identifier comme étant la deuxième partie du film.

La Nuit du Chasseur n’appartiendrait pas à ce que l’on pourrait appeler un « cinéma de narration » et en ce sens il serait caduque de chercher sa force dans la continuité d’un scénario. Le spectateur n’assiste pas à une progression classique du récit vers son dénouement, mais plutôt à un basculement du récit qui embrasse et provoque une rupture du rythme narratif.

Nous pouvons nettement distinguer deux blocs dans le récit, se découpant entre un avant et un après l’arrivée de Mrs Cooper dans l’histoire. L’interprétation virtuose de Lilian Gish qui incarne la vieille dame fait basculer le film dans ce que l’on pourrait appeler un « règne de la grâce » succédant au « règne de la force » qui culmine avec la traque des deux enfants dans la nuit. Sa présence lumineuse dissipe les ténèbres : c’est au lever du soleil, avec le chant du coq, qu’elle apparaît aux enfants. Sa voix vive et tranchante les sort du sommeil où ils étaient plongés, et surtout du cauchemar qu’ils étaient en train de faire. Le ton du film change si soudainement que l’on peut penser qu’on assistait jusque là au rêve que faisaient ces deux enfants, comme en témoigne la comptine qui accompagne le générique au début du film : « Dream, little one, dream, though the hunter in the night fills your childish heart with fright, fear is only a dream so dream little one dream » – « Rêve, mon petit, rêve, même si le chasseur dans la nuit emplit ton cœur enfantin d’effroi, la peur est seulement un rêve alors rêve, mon petit, rêve ».

Mrs Cooper semble véritablement sortir les enfants d’un mauvais rêve : le basculement du point de vue est total. Jusqu’ici la caméra épousait le regard de Pearl et John, et lors qu’apparaissait l’ombre menaçante de Powell, coiffé de son lugubre chapeau, comme apparaîtrait la Peur même, nous tremblions avec eux. La nuit était le royaume des ténèbres, le temps où les ombres deviennent plus noires, plus tranchantes. Rachel Cooper, armée de son fusil, brave gardienne sur sa rocking chair, en veillant, va faire de la nuit un temps sans peurs pour les enfants. La magie s’accomplit, ou serait-ce la grâce ? Sous nos yeux s’opère une véritable conversion du regard et soudain, ce prêtre si terrible, si effrayant, si grand aussi puisque souvent la caméra se place à hauteur d’enfants, semble n’être plus qu’une bête apeurée : quand Miss Cooper pointe vers lui son fusil, le visage de Mitchum se métamorphose, et ses yeux écarquillés révèlent la gueule stupide du lapin pris par le chasseur. Comme un fou, il s’enfuit en poussant des cris animaux. Il suffira d’une nuit, une seule nuit mais longue comme une éternité, une nuit de veille et de combat, au terme de laquelle Powell, caché dans sa grange comme un animal blessé, se fera arrêté si facilement que c’en est presque grotesque. Stupéfaits, on voit ce chasseur redoutable devenir avec le jour qui se lève la proie, la victime, comme si un miracle nocturne avait transformé la peur en farce.

Cette transfiguration de la nuit en un temps onirique, magique et effrayant, antinomie à la trivialité du jour, doit beaucoup à la photographie magnifique de Stanley Cortez. Opposant lumière et ombre dans un combat frontal, elle donne corps aux monstres de tous les cauchemars : La Nuit du Chasseur se fait alors thriller, mais aussi film fantastique. Quand la lumière devient douce, qu’elle se reflète sur l’eau étincelante et qu’elle enveloppe Pearl et John comme un cocon, elle sait aussi conjurer le danger. La nuit parsemée d’étoiles devient un refuge pour les deux enfants. Les roseaux sont comme des lucioles dans la clarté diffuse, et les animaux, dans le calme lunaire, n’ont plus rien d’effrayant. Alors s’élèvent les comptines de Walter Schumann, cristallines, et avec elles l’espoir de conjurer les peurs atroces. La Nuit du Chasseur exorcise les peurs primitives, les peurs d’enfants, par des images et des chants, en les sublimant en visions cinématographiques.

La Nuit du Chasseur est avant tout, n’est que cela : une ombre qui apparaît, qui fait peur, une histoire qu’on se raconte pour conjurer cette peur, transformer cette ombre en lumière. Une histoire d’ombre et de lumière avant tout.

-Elise