Un temps pour vivre, un temps pour mourir de Hou Hsiao-Hsien
(mardi 4 novembre 2014, 20h30)

Cette semaine, direction Taïwan, où Hou Hsiao-Hsien évoque des épisodes de
son enfance, marquée par le traumatisme de l’exil de la Chine communiste. Il porte
son regard de cinéaste adulte sur des événements dont l’enfant qu’il était ne
comprenait pas le sens.

Proposition d’analyse

Hou Hsiao-Hsien est né en 1947 en Chine, dans la province du Guangdong. Pour fuir la révolution communiste de 1949, sa famille s’installe à Taïwan ; il grandit dans la ville de Fengshan. Après son service militaire, il étudie le cinéma à l’Académie nationale d’art de Taïwan de 1969 à 1972. Il débute comme assistant-scénariste et réalisateur, et réalise son premier long métrage en 1980, Cute Girl, une comédie. En 1983, il participe au film collectif L’Homme-sandwich, manifeste de la jeune génération de cinéastes taïwanais pour un renouveau du cinéma national. Il réalise alors une série de films à caractère autobiographique et à l’esthétique minimaliste, dont Les Garçons de Fengkuei (1983) et Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985). Hou commence à se faire connaître en Europe, le film est récompensé par le prix FIPRESCI au festival de Berlin, mais c’est La Cité des douleurs (1989), récompensé du lion d’or à la Mostra de Venise, qui assoit sa renommée en occident. Ses films des années 1990 acquièrent une esthétique plus travaillée, comme Goodbye south, goodbye (1996) ou Millenium mambo (2001). En 2003, il réalise Café lumière, un film hommage à Ozu, dont l’œuvre inspire une grande partie de ses films. Il tourne son dernier film (à ce jour) en France, Le Voyage du ballon rouge (2007), pour la première fois hors de Taïwan et du Japon.

Un temps pour vivre, un temps pour mourir, largement autobiographique, évoque des souvenirs d’enfance de Hou Hsiao-Hsien. Dans la première partie, le jeune Ah-Hsiao (surnommé Ah-Ha) est âgé de 10 ans. Il vit avec ses parents, sa grand-mère, sa sœur et ses quatre frères dans une petite maison d’une ville du sud de Taïwan. Vie quotidienne, jeux avec les gamins du quartier, progrès à l’école constituent cette partie qui s’achève par la mort du père. Dans la seconde partie, Ah-Hsiao a maintenant 16 ans. Membre d’une bande d’ados, il se désintéresse de ses études et de sa famille. Diagnostiquée d’un cancer de la gorge, sa mère doit partir se faire soigner à Taïpei, laissant seuls à la maison Ah-Hsiao, ses trois jeunes frères et leur grand-mère. Il est alors contraint de rester plus souvent pour s’occuper d’eux et de sa grand-mère, à la santé mentale et physique déclinante.

Le contexte historique des transformations de la société taïwanaise reste en arrière-plan dans le film, mais constitue néanmoins le quotidien de la famille de Hou, condamnée à l’exil. Longtemps colonie japonaise, l’île repasse sous contrôle chinois en 1945. La famille de Hou s’y installe en 1948 et décide d’y rester lors de la révolution communiste de 1949. Deux millions de personnes fuient alors la Chine pour s’y installer, dont le gouvernement nationaliste en exil. Le Chinois deviennent majoritaires sur l’île, et une dictature militaire chinoise s’installe, promouvant la culture chinoise, l’étude du taïwanais est interdite à l’école. Ah-Ha grandit dans cette société multiculturelle en pleine transformation, marquée par une remise en cause des valeurs familiales traditionnelles et un questionnement identitaire. Une multitude de dialectes cohabitent sur l’île, et pas moins de quatre langues sont parlées au long du film : le mandarin, enseigné à l’école, le cantonais, parlé en famille, le taiwanais, et le hakka, dialecte du sud-est de la Chine parlé par la grand-mère. Tout au long du film c’est le personnage de la grand-mère qui témoigne du déracinement de la famille. Revenant comme un leitmotiv, ses vaines déambulations à la recherche du pont du Mékong, près de son village natal, rappellent l’impossible retour au pays.

Ce contexte reste cependant en arrière-plan. Hou cherche avant tout à faire un portrait de son adolescence, réagençant ses souvenirs afin de mettre l’accent sur des événements dont l’enfant qu’il était ne percevait pas le sens. Il adopte pour cela une esthétique très épurée, les plans sont souvent longs et larges. Il place la caméra le plus loin possible de son sujet, filme souvent l’intérieur de la maison depuis l’extérieur, ou quand ça n’est pas possible place la caméra tout au fond de la pièce. Il en résulte une construction très géométrique des plans ; murs, arbres, fenêtres, paravents sont autant de lignes qui encadrent l’image et les personnages. La caméra n’est pas statique, elle suit de manière traditionnelle l’action, mais sa distance fait que ses mouvements sont souvent lents, tel le regard qu’un observateur extérieur laisserait vagabonder sur une scène de ville. Cet engagement minimaliste dans la photographie, le cadrage, mais également le son questionne le spectateur sur son rapport au film, il lui fait sentir sa distance avec le sujet, Ah-Ha, avant de lui permettre de gagner son intimité.

La distance rend dans un premier temps difficile l’identification des personnages, de leurs motivations. Le père garde ses distances d’avec ses enfants, il partage très rarement des plans avec eux. Il est en fait gravement atteint de la tuberculose, et les protège de la contagion par son attitude. Distance aussi du jeune Ah-Ha, dont la caméra suit les agissements, mais il n’est souvent qu’un personnage parmi d’autres, au milieu du paysage. C’est pourtant bien son enfance qui est racontée ici. La subjectivité ne provient pas de plans rapprochés et subjectifs, mais de la construction du film, du choix des scènes. Celles-ci sont autant de souvenirs, dont l’enchaînement n’obéit pas à une logique causale ; c’est plutôt la mémoire de Hou adulte qui rapproche les souvenirs, leur juxtaposition leur donnant une signification. Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler, Ah-Ha n’est pas le moteur de l’action, ce ne sont pas ses choix de vie qui font avancer le film.

Ni bons ni mauvais, les plans larges montrent aussi les conséquences des actes du jeune Hou pour son entourage. Quand il joue de l’argent avec les autres gamins, c’est de l’argent perdu pour toute la famille. La distance de la caméra fait aussi peser le regard incriminant de Hou adulte sur celui qu’il était, par exemple quand, adolescent, lui et sa bande tentent de voler le vendeur de rues, ou encore quand sa mère étant atteinte d’un cancer, il doit choisir chacun jour entre rester à la maison ou aller trainer avec sa bande. Tiraillé par les conflits de la jeunesse, Ah-Ha ne sait apprécier la présence de sa mère que lorsqu’il est trop tard. Les adolescents restent seuls avec leur grand-mère, dont le déclin physique et mental témoigne de ce qui est perdu pour toujours.

En dépit de la tristesse des événements dépeints, maladie et mort des parents, le film n’est pas pesant, notamment grâce à la musique, légère, qui agit comme un contrepoint, allant à rebours des événements. Celle-ci unifie les différentes séquences du film, adoucissant les scènes de deuil comme les bêtises de l’adolescence. Elle les englobe comme un ensemble de souvenirs que le temps a poli, en leur ôtant leur individualité. Comme l’indique son titre, Un temps pour vivre, un temps pour mourir est autant un film sur la vie et le futur que sur le deuil et le chagrin. Quel que soit son rapport à l’exil de sa famille, et à ceux qui disparaissent, Ah-Hsiao a le monde qui s’ouvre devant lui. Dans son prélude d’histoire amoureuse, lors de sa seule conversation avec la jeune fille, celle-ci lui demande de réussir ses examens d’entrée à l’université. Bien que l’on apprenne par voix off qu’il les échoue, il se montre à l’écran pédalant plein d’entrain et d’espoir en l’avenir.

La dernière scène, très violente, est accentuée parce que c’est l’un des rares gros plans du film (avec la mort du père). Il faut probablement avoir vu les deux heures de film qui précèdent pour en apprécier le sens. Unissant vie et mort, l’image montre que via les souvenirs le passé se transforme en gardant une forme de réalité , mais également que ce qui semble présent et en vie est déjà en train de se disparaître.

– Arthur