Film testamentaire, le Sacrifice est une parabole sur «la disposition à se sacrifier soi-même». Pour échapper au matérialisme ambiant, le film pose l’acte irrationnel du sacrifice comme nécessaire à une renaissance spirituelle.

Couleur.
Pays : Suède, France, UK.
Année : 1986.
Avec : Erland Josephson, Susan Fleetwood, Allan Edwall .
Rapide synopsis : En Suède, un soir, M. Aleksander, professeur un peu pompeux, fête son anniversaire. Soudain, à la télévision, le Premier ministre annonce une guerre nucléaire mondiale, la fin de tout.
Proposition d’analyse
Film testamentaire, Le Sacrifice l’est doublement. D’abord, parce qu’il s’agit du dernier film de son réalisateur, Andrei Tarkovski, disparu quelques mois après la fin du tournage. Ensuite, et surtout, parce que celui-ci dédie à son fils, « avec espoir et confiance », cette œuvre, son chant du cygne, qui cristallise et transmet plus que jamais sa vision du monde. Impossible, alors, de ne pas établir de parallèle entre la volonté du réalisateur et celle du personnage principal du film, Alexander, comédien à la retraite retiré sur une île, qui entend quant à lui enseigner le sens du miracle à son fils, muet suite à une opération de la gorge. Il y a ainsi quelque chose comme une mise en abyme à peine voilée dans les premières minutes : Alexander et son fils, en plantant un arbre sec, reproduisent le récit d’un miracle, de même que Tarkovski livre un apologue à son public et appelle chacun-e à réfléchir au sens de la vie que nous menons, et à agir pour un monde meilleur.
Pour que cette sollicitation fonctionne, le film use du procédé classique de l’identification aux personnages, dont l’extrême fragilité génère tant d’empathie que de mépris. Ceux-ci apparaissent presque exclusivement en pied, selon un dispositif qui relève parfois du théâtre filmé, de sorte qu’ils s’offrent à nous dans toute leur humanité et leur responsabilité face à l’histoire. Plus que des morceaux de corps, ce sont des hommes et des femmes qui nous font face dans le cadre, nous dévisageant même parfois, par exemple lorsque le regard caméra de la bonne, Maria, nous prend à témoin et, alors que celle-ci répète l’ordre donné, nous met dans la position du servi, de celui qui a le pouvoir. Le film instaure en ce sens une certaine sympathie envers les dominé-e-s, puisque ailleurs c’est l’autre bonne qui, se révoltant contre la faiblesse de sa maîtresse, propose la première de se sacrifier.
Au matérialisme bourgeois qu’il méprise, Tarkovski oppose en effet l’innocence des opprimé-e-s et de l’enfant dans le cadre d’une réflexion sur la parole : les premier-ère-s n’y ont qu’un droit réduit, tandis que le second en est momentanément privé, alors que les convives parlent à tort et à travers. Cette innocence dont la figure est le silence ne fait qu’une avec celle de la nature telle qu’elle est ici filmée. L’hyperréalisme de certaines séquences et le refus du montage brutal sous-entendent la dimension sacrée qui se cache dans les paysages, en soumettant ceux-ci à une contemplation soutenue. Ainsi les variations de lumière sont-elles toujours métaphoriques, et si « la mer allée avec le soleil » suggère l’Eternité, les lumières de la maison génèrent quant à elles une impression d’enfermement et une atmosphère de fin des temps. La corruption du monde dénoncée par Alexander est absente de l’image, ou bien représentée de façon ambiguë, une seule fois, avec l’insertion d’une scène de désordre urbain filmée de façon onirique. La guerre, qui se manifeste seulement par l’intermédiaire du son des avions passant au-dessus de la maison, est également laissée à notre imagination. Tout ce qu’on voit, c’est au contraire la nature persistant dans son harmonie et sa beauté.
Bien que ce qui soit filmé entre en contradiction avec son propos, c’est Alexander qui nous guide dans ce récit, et qui est ainsi soumis à notre jugement, puisque le film s’articule autour de son point de vue et de sa position dans l’espace, mais aussi dans la mesure où la dynamique de la caméra, tantôt quasi immobile, tantôt exaltée, et les effets de montage nous communiquent le bouleversement de son esprit. Il est ainsi le personnage par lequel la mystique du réalisateur fait son entrée dans le film. Condamnant une certaine passivité bigote incarnée par l’entourage d’Alexander, et notamment par le facteur Otto qui déclare avoir toujours attendu toute sa vie, Tarkosvki présente le miracle comme ce que l’on doit chercher activement à accomplir. Le plan où la télévision arrête de fonctionner est à ce titre révélateur : tandis que tous les acteurs forment un groupe homogène et passif que met en valeur la symétrie de l’image, Alexander quitte rapidement le cadre. Son cadeau d’anniversaire, c’est pour ainsi dire cette fin du monde, qu’il comprend comme l’opportunité du sacrifice, tandis que la carte ancienne offerte par Otto, cadeau ironiquement désigné comme un « sacrifice », apparaît alors comme le symbole de la fascination pour un monde perdu dont on n’admire plus que les représentations fantasmées, avec laquelle Alexander rompt enfin.
Ainsi retrouve-t-il la figure du vieux moine dont il faisait le récit : sur la voie du miracle, c’est l’irrationnel qui prime, dernier recours pour rompre la spirale du matérialisme et du bavardage, qu’il prenne la forme du rituel ou bien celle du sacrifice. Alexander cesse alors de contempler passivement le tableau de Léonard, L’Adoration des mages, qui sert d’arrière-plan au générique du film et hante les images tournées à l’intérieur de la maison, pour devenir lui-même un de ces mages, ce que montre un jeu sur le corps d’Alexander se reflétant à plusieurs reprises dans l’obscurité du tableau, comme s’il s’y enfonçait. Le tableau, construit autour d’un arbre qui rappelle celui du film, oppose la folie bestiale de cavaliers au combat à l’arrière-plan à une scène où les rois mages font leur offrande à la Vierge et au Christ. Il annonce ce faisant le sacrifice d’Alexander, qui rompt avec la bestialité d’un monde où « nous utilisons les microscopes comme des gourdins ».
Pour répondre à la première apparition du tableau de Léonard lors du générique, puis à la dernière image de l’arbre qui clôt le film, comme si, une fois le monde régénéré, l’arbre sec s’était confondu avec celui de la scène d’offrande de l’Ancien Testament, Tarkovski convoque la Passion selon Saint-Matthieu de Bach, plus précisément l’air d’alto Erbarme dich, mein Gott, « Aie pitié, mon Dieu », une œuvre avec laquelle le film partage ses idées maîtresses, la compassion et le sacrifice pour autrui. C’est que la mystique chrétienne de Tarkovski, comme celle de Bach, prend la forme d’un humanisme capable de tou-te-s nous toucher par-delà nos convictions respectives.
Cependant, comme tous les films de Tarkovski, Le Sacrifice se révèle exigeant et difficile d’accès. Le réalisateur y livre les fruits de sa méditation personnelle, et attend de nous que nous nous engagions dans une méditation analogue. En s’appuyant sur le genre du film d’anticipation, puisqu’il y est question de l’annonce d’une guerre mondiale qui bouleverse l’anniversaire d’Alexander, Tarkovski ouvre la voie à une réflexion plus large sur ce que peut être l’apocalypse. Un des principaux enjeux du film est en effet de rappeler que le terme « apocalypse » signifie en grec « révélation », et ne se limite donc pas à un simple jugement divin suivi d’une punition ou d’une récompense.
C’est notamment ce qu’évoque l’opposition des deux scènes de prière. D’un côté, l’épouse d’Alexander, incapable de briser le cadre de son individualité, ne voit là que sa punition propre, et fuit dans la folie sa responsabilité supposée. De l’autre, Alexander, balayant son propre « nain » qui n’est autre que lui-même (en référence au nain du Zarathoustra de Nietzsche évoqué dans le film, symbole de la pensée lourde auquel l’auteur oppose la pensée de l’éternel retour), demande, à rebours de son discours sur la décadence et le manque d’ordre, que les choses soient rétablies « telles qu’elles étaient ce matin ». D’ailleurs, force est de constater que le milieu bourgeois dans lequel vit Alexander est tout sauf désordonné, puisque c’est justement un ensemble de rites sans substance symbolique et d’habitudes mondaines qui le régit. La révélation qui émerge de la perspective apocalyptique est alors celle de la valeur absolue de la vie, qui balaie tout le bavardage aigri du personnage. C’est par cette scène centrale que le film s’avère être porteur moins d’un discours facilement réactionnaire que d’une réflexion sur notre perception du monde à l’aune de la possibilité de l’apocalypse. Mais s’il s’est racheté de son flot d’affirmations creuses, le sacrifié est cependant bel et bien mis au ban de la communauté des hommes qu’il a sauvée, de sorte que l’on peut ajouter l’intranquillité à l’espoir et à la confiance évoqués par Tarkovski dans sa dédicace.
Cette scène de prière d’Alexander est aussi le moment où l’inspiration bergmanienne de la première partie du film, inhabituelle chez Tarkovski, se tarit : les longs dialogues filmés en intérieur de façon réaliste font alors place à une succession de séquences qui convoquent l’idée de sublime, c’est-à-dire une beauté qui, dépassant l’entendement, provoque de l’effroi. Alors qu’Alexander, certainement influencé par l’image d’Abraham, a finalement renoncé à sacrifier l’enfant, le film passe du genre de l’anticipation eschatologique à celui du fantastique, avec l’évocation par Otto de la possibilité pour Alexander de sauver le monde en couchant avec Maria, la bonne, dans laquelle Otto croit avoir découvert une sorcière. Or, le plan où dans le cadre s’impose massivement la ferme délabrée qu’elle occupe suggère qu’elle est davantage une incarnation de la Vierge du tableau de Léonard, et à la relation sexuelle initialement prévue se substitue la lévitation surnaturelle et poétique des deux êtres dans leur étreinte. Si c’est la pureté de cette relation qui sauve réellement le monde, comme si la simple tendresse était le premier pas vers la fin des maux de l’existence, alors l’immolation des biens n’est plus qu’une promesse tenue, une offrande en guise de dévotion, tandis que le sacrifice véritable, qui donne son nom au film, serait plutôt à chercher dans la rupture de la spirale du bavardage et du confort. Le feu qui galope sur le drap avant de s’étendre à la maison entière est donc à comprendre comme une métaphore de la conversion d’Alexander à la passion, conversion couronnée par l’agenouillement répété d’Alexander aux pieds de Maria dans la scène finale, qui mime l’offrande représentée sur le tableau de Léonard. Plus de trace de l’animalité des cavaliers, remplacés par la fumée noire qui se détache sur la lumière incandescente, avant que la parole retrouvée de l’enfant à l’innocence sauvegardée ne conclue le film sur la profondeur de l’énigme à jamais ouverte de la création.
-Julien
« Je vois comme ma tâche particulière de stimuler réflexion sur ce qu’il y a d’éternel et de spécifiquement humain, qui vit dans l’âme de chacun, mais que l’homme ignore le plus souvent, bien qu’il ait là son destin entre les mains : il poursuit à la place des chimères. En fin de compte, pourtant, tout s’épure jusqu’à ce simple élément, le seul sur lequel l’homme puisse compter dans son existence : la capacité d’aimer. Cet élément peut se développer à l’intérieur de l’âme de chacun, jusqu’à devenir le principe directeur capable de donner un sens à sa vie. Mon devoir est de faire en sorte que celui qui voit mes films ressente le besoin d’aimer, et qu’il perçoive l’appel de la beauté. »
Andrei Tarkovski (Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski, 2004, Petite Bibliothèque des Cahiers)