Avec cette adaptation libre du Feu follet de Drieu la Rochelle, Joachim Trier nous offre une oeuvre intense, portée par le jeu vibrant de ses acteurs, pour la plupart amateurs. L’intrigue n’est qu’un prétexte : dans sa dérive à travers la ville, au fil des rencontres de ceux qui ont peuplé son passé et sa vie, le héros tente, inlassablement, de renouer avec le monde et sa réalité.

Couleur.
Pays : Norvège.
Année : 2012.
Avec : Anders Danielsen Lie, Hans Olav Brenner, Ingrid Olava.
Rapide synopsis : C’est le dernier jour de l’été et Anders, en fin de cure de désintoxication, se rend en ville le temps d’une journée pour un entretien d’embauche. L’occasion d’un bilan sur les opportunités manquées, les rêves de jeunesse envolés, et, peut-être, l’espoir d’un nouveau départ…
Proposition d’analyse
Oslo, 31 août : loin de l’automne frileux des bords de Seine où se tenait le roman Le Feu Follet de Pierre Drieu la Rochelle que Joachim Trier adapte très librement, c’est dans le temps d’une journée hautement symbolique, la fin de l’été dans la capitale norvégienne, que prend place la dérive d’Anders. Alter ego norvégien du Alain de Drieu La Rochelle, il sort, le temps d’un passage en ville, de la maison de désintoxication où il réside.
Oslo, 31 août : lieu, date, ce sont aussi les premiers mots d’une page de journal intime. Dès les premières secondes du film une véritable intimité est mise en scène : alors qu’aux plans fixes sur la ville d’Oslo succèdent des images plus personnelles, évoquant des vidéos amateurs tournées pendant les vacances au ski ou à la plage, les « Je me souviens » s’égrènent comme une litanie de Perec. Chaque bribe de souvenir est portée par un timbre différent, personnel, et a un rapport à la ville d’Oslo, mais ce rapport peut être si distendu –jusqu’à un simple « Je me souviens de son rire »- que le souvenir sort de la capitale pour rejoindre une forme universelle dans laquelle peut se reconnaître le spectateur : les souvenirs des Osloïtes, ce sont les souvenirs de l’humanité toute entière. Dans cette mosaïque de moments de vie, la disparité des images mêmes –leur qualité, le fait qu’elles soient en couleur ou non,…- se dilue dans la forme atemporelle du souvenir. Si Joachim Trier nous donne bien à voir un journal intime, un véritable album photo, c’est seulement dans sa dimension collective et atemporelle. Mais tout s’efface, et le souvenir ne saurait échapper à cette règle : soudain la succession des voix s’accélère, les souvenirs deviennent plus fragmentaires jusqu’à en être incohérents -comme dans la liaison humoristique des deux voix qui s’enjambent : « – J’avais un copain… – Maintenant c’est un parking »-, puis entièrement marqués par la disparition « -Je ne l’ai plus jamais revu. –Je me demande ce qu’il est devenu.» jusqu’à la destruction, incarnée dans l’effondrement d’un bâtiment, alors qu’en voix off résonne la seule phrase impersonnelle, et par là absolue : « Ils ont rasé la tour Philips ».
Oslo, 31 août prend alors un sens nouveau : Oslo c’est ici, 31 août c’est maintenant, c’est ce présent qui peut s’engouffrer dans la brèche ouverte par la destruction du souvenir. Ici, maintenant, c’est aussi Anders, et cette brèche ouverte par la destruction de la collectivité du souvenir, c’est sa solitude, radicale, inguérissable. Alors que la caméra ne quitte jamais le personnage, serrant son visage dans des plans parfois très rapprochés, semblant être toujours alignée sur le point de vue d’Anders -on a l’impression que le film est intégralement tourné en caméra subjective-, une distance subsiste toujours, qui maintient le personnage dans son isolement. La grande virtuosité de Joachim Trier est de ne pas créer un effet de distance à travers des procédés esthétiques ou visuel – au contraire tout est fait, dans la manière de filmer, pour épouser le point de vue d’Anders- mais de laisser le personnage générer lui-même sa distance. La prestation d’Anders Danielsen Lie, qui interprète Anders à l’écran, y est pour beaucoup : du côté de la retenue plutôt que de la démonstration, sa présence vibrante semble abolir la nécessité même de « jouer » son personnage. Ce garçon un peu trop grand, aux yeux bleus cernés, aux traits à la fois durs et tremblants, incarne parfaitement l’écorché vif du Feu follet. Alain devient Anders et cette confusion du nom du personnage et de celui de l’acteur traduit sans doute une dimension presque documentaire dans la direction des acteurs ; cette proximité avec l’acteur semble rendre le personnage accessible, alors que dans le même temps, le fait même qu’il ne joue pas c’est-à-dire n’extériorise pas ce qui est vraiment important, ce qui remue dans son esprit tourmenté, nous le rend mystérieux voir opaque. Pour comprendre Anders il faut être attentif à son visage jusque dans les moindre détails, à ses yeux dont les paupières clignent lorsqu’il est décontenancé, à son sourire d’autant plus marquant qu’il est toujours sur le point de se briser, un sourire qui n’en est jamais vraiment un, qui risque à tout moment de chavirer en désespoir extrême : « Mais ça passera. Tout s’arrangera. Sauf que c’est pas vrai ».
Un double mouvement de rapprochement et de distance s’imprime à la fois au rapport du spectateur vis-à-vis d’Anders et d’Anders vis-à-vis du monde. Empathie du spectateur vis-à-vis du personnage d’Anders dans la manière de filmer d’abord : Anders ne quitte jamais l’écran et toute la réalité extérieure semble être filtrée par son point de vue. Les travellings avant très lents sur son visage sont comme des tentatives de pénétrer sa pensée. Mais l’impossibilité d’atteindre le cœur du personnage semble irrépressible. Nous ne savons finalement rien de lui. Les dialogues, rares, ne fournissent que de parcimonieuses informations. Ce qui a été la vie d’Anders nous est seulement suggéré : les photos d’une femme blonde accrochées dans sa chambre, l’allusion à la drogue, à un passé de journaliste. La vérité d’Anders, ses raisons d’agir, semblent, elles, nous demeurer à jamais inaccessibles.
Cette distance est le pendant de la distance d’Anders lui-même vis-à-vis de sa vie passée et du monde en général : banni du contact direct au réel, il est condamné à le regarder à travers une vitre. Cette perte de contact devient sensible dans le son très travaillé que Joachim Trier offre à ses images : souvent décalé ou rendu lointain, comme un écho qui résonne jusqu’à Anders. Cet éloignement, loin d’être purement subi, est une mise en question radicale et volontaire. La question est simple : « Vaut-il la peine de vivre ? ». Ainsi la déambulation d’Anders à travers la ville, à la rencontre de ceux qui ont peuplé son passé, peut être vue comme une mise à l’épreuve de la vie. Mais son regard, terne, n’attend plus rien, et en son for intérieur il semble l’avoir déjà condamnée. Il attend trop de la vie pour se ranger à ce que lui propose son ami Thomas, même si dans cette scène d’une grande sensibilité la tendresse qu’il porte à son ami rend l’idée d’un mépris de la part de l’un ou de l’autre complètement caduque. Anders juge, mais il n’adopte pas la position surplombante du moralisateur : il est simplement en retrait, comme un étranger. De cet extérieur, de ce « derrière la vitre », le regard d’Anders dévoile le caractère fêlé, vacillant de ses compagnons osloïtes. A la terrasse d’un café, Anders laisse errer ses regards sur les gens autour de lui, des bribes de conversations lui parviennent : confessions, bavardages de tous les jours, futilités comme lorsqu’une jeune fille liste tout ce qu’elle aimerait réaliser dans sa vie. La caméra dérive, s’accroche à des personnages dans la rue, les suit jusqu’à atteindre leur solitude et dévoiler leur fêlure. Dans cette scène magnifique, la souffrance d’Anders est reliée à la souffrance universelle, et même ceux qui n’en ont pas conscience semblent être atteints par cette fêlure, ce vacillement. L’universalité que ce passage atteint, dans une sorte de communion des solitudes, est exceptionnelle. La plupart du temps Anders est renvoyé à l’infranchissable de sa solitude, comme lors de la soirée chez son amie Mirjam qui fait apparaître toute la vacuité d’un monde duquel il s’est retiré : trentenaires qui songent à se ranger, s’empressent d’avoir des enfants. Anders ne peut se plier à ça, il a besoin de quelque chose de plus fort, plus intense. Lorsque Mirjam lui confie sa détresse on sent gonfler en lui un immense espoir, celui qu’elle aussi soit, comme lui, insatisfaite de la pauvreté de ce qui lui est offert ; mais Mirjam ne pleure pas pour les même raisons que lui, au contraire tout son être aspire à cette normalité, à avoir des enfants comme ses amis trentenaires : à ce moment précis les derniers espoirs d’Anders se brisent ; la solitude est inguérissable, le salut, impossible. Jusqu’ici la dérive d’Anders, si elle prenait la tonalité de l’adieu, était suspendue à un espoir insensé : s’il ne cherchait pas à se laisser convaincre que la vie vaut le coup, il attendait toujours le miracle. Les appels répétés à Iselin sont cette tentative désespérée de provoquer l’impossible. Mais il le sait bien, Iselin ne répondra pas : chaque fois qu’il tombe sur sa messagerie vocale, sa condamnation se confirme un peu plus. Avec la confession de Mirjam sonne pour Anders la fin des illusions. Il ne veut pas de cette vie, il en a la certitude : c’est dans un dernier éclat qu’il va se consommer, semblable au feu follet. Eclat final qu’il trouvera dans la fête : non pas la fête de Mirjam, qui n’était que la mascarade du retour des anciens amis, mais l’ivresse. Les bruits extérieurs s’éloignent, la musique prend le dessus : adéquation à l’instant, enfin retrouvée par Anders. Adéquation illusoire, confuse et trompeuse, mais adéquation tout de même. Dans une scène portée comme en apesanteur par la musique de Torgny Amdam et Maria Due, la magie semble enfin s’opérer : une jeune femme prend Anders par la main, l’embrasse ; mais il est trop tard, le miracle ne peut plus arriver, l’espoir est déjà mort. Tout cela n’a aucune consistance, s’évanouira dès que le Soleil réapparaitra, Anders le sait bien : « Tout sera oublié. C’est une sorte de loi… de loi de la nature ». La nuit finit et il est temps pour Anders de partir.
Partir d’Oslo, cette ville qu’il ne veut plus, quitter cette vie qui n’a pas su tenir ses promesses, qui demande aux hommes de s’aveugler pour mieux renoncer. Anders choisit la lucidité, et c’est calmement, posément, qu’il retourne dans la maison de ses parents. A l’heure où ses amis s’appliquent à devenir eux-mêmes parents, il rentre dans la maison où il est né, où il a passé son enfance. Cette enfance qui semblait être la dernière chose qui lui restait, qu’il reconnaissait comme ayant été sa vie, lorsque reprenant la litanie des « je me souviens » des Osloïtes il évoque ses parents. La vérité d’Anders est sans doute là, dans cette enfance qu’il n’a pas laissé s’échapper, dans son éducation aussi, d’où semble venir sa sensibilité. On se surprend à penser que ce gars-là n’aurait pas dû grandir, qu’il n’a pas été fait pour affronter l’âge où les hommes deviennent parents. L’enfance c’est aussi la mémoire, lancinante –« Ils étaient tous les deux d’Oslo. Les rues débordaient de souvenirs »- et avec elle le refus du temps qui passe et qui abîme tout. Oslo, 31 août : cette date n’a pas d’âge, cette date est éternelle car aujourd’hui le temps pour Anders s’arrête. Non : Anders arrête le temps. Il le fige volontairement, refuse de se plier à lui.
Un dernier appel à Iselin, comme pour confirmer l’inexistence de ce miracle auquel il n’a jamais cru. Tranquillement, rien ne presse, Anders va s’allonger et tout se délie dans un soulagement infini. Sur Oslo le jour se lève. Les lieux qu’a traversés Anders sont toujours là, ils le seront toujours. On retrouve l’étang de son suicide manqué dont tout le film n’a constitué que le retardement. Ca devait arriver, simplement ce n’était pas la date, pas le lieu, pas encore. Une dernière image sur la vitre, cette épaisseur minuscule de verre qui le séparait totalement du monde. Derrière, le mouvement inlassable des voitures. De l’autre côté, Anders est figé dans l’éternité.
– Elise