La Grande ville de Satyajit Ray
(mardi 10 juin 2014, 20h30)

Ne manquez surtout pas le dernier film de l’année ! Pour bien commencer les vacances, départ pour l’Inde avec Satyajit Ray.

Proposition d’analyse

Satyajit Ray est surtout connu à l’étranger pour des films d’époque comme la Trilogie d’Apu, Le Salon de Musique ou Charulata. Moins connus sont ses films avec des thèmes plus ‘urbains’ et contemporains, qui deviennent le centre de son œuvre depuis 1964, presque tous basés dans la (grande) ville de Calcutta. Dans des films comme Mahanagar (La Grande Ville), Aranyer Din Ratri (Jours et Nuits dans la forêt) et la trilogie Calcutta, Ray aborde des thèmes comme la politique, la classe sociale, le travail, le chômage, la famille, l’aliénation – mais toujours comme un cadre pour le vrai thème de toute son œuvre – la moralité et la vie intérieure.

Mahanagar (1963) est le premier de ces films urbains et contemporains. Il est adapté, comme la plupart des films de Ray, d’une œuvre littéraire, ici de deux nouvelles par l’auteur bengali Narendranath Mitra. Le film raconte l’histoire d’une jeune femme, Arati, qui, à cause de difficultés financières, est forcée de quitter son rôle traditionnel de femme de foyer, et devient finalement le principal soutien de sa famille. Ce bouleversement de l’ordre traditionnel déclenche une série d’actions et de réactions, qui révèle les mœurs, les croyances et les préjugés d’une société elle-même en mutation. Bien sûr, comme dans la plupart des films de Ray, les évènements ne sont qu‘un moyen pour acheminer le spectateur vers les émotions et les bouleversements intérieurs vécus par les personnages.

A travers ce film, où chaque personnage est à la fois un individu mais aussi un archétype social, Ray révèle plusieurs facettes de la société contemporaine : en premier lieu la position de la femme dans la société contemporaine, mais aussi l’effet de ce bouleversement sur la structure familiale et maritale. A travers ce dilemme, on découvre aussi l’importance du travail dans la vie moderne et dans la société capitaliste, non seulement comme une source d’argent, mais une source de confiance en soi. Et les gens qui n’ont plus de travail ni d’argent, et sont peut-être incapables d’appréhender les changements qui ont lieu tout autour – comme le père de Subrata -, comment doit-on les traiter? Et enfin, peut-être le thème le plus controversé du film est-il celui du racisme – montré à travers le personnage d’Edith, la collègue « Anglo-Indian » d’Arati – un sujet rarement abordé dans le cinéma indien (et dans le cinéma en général). Tout cela avec comme cadre la grande ville de Calcutta, dont on présente un panorama avec un traitement soigneux des sons, des lieux, et même de la chaleur.

La fin pourrait être considérée comme sentimentale et mélodramatique, mais il faut toujours garder en tête que l’optimisme de Ray est tout à fait sincère. Cette manifestation de la philosophie libérale et « humaniste » de la Renaissance Bengalie du 19ème siècle, et surtout du poète Rabindranath Tagore, qui exerça la plus grande influence sur l’esprit bengali du 20ème siècle, imprègne tous ses films : on y retrouve ainsi l’importance de l’homme pour l’homme, et la capacité de l’individu de surmonter les défis sociétaux.

Le langage et le style

A mon avis, la puissance des films de Ray réside dans la méticulosité et la finesse avec lesquels il adapte nouvelles et romans, et dans son appréciation pour la vie et pour les êtres humains. Du papier à la pellicule, le moyen de communication change, mais la sensation d’une œuvre littéraire demeure. C’est pour cette raison que les films de Ray sont souvent si subtils – avec des pensées et des émotions communiquées par des regards, par le langage du corps et par les inflexions du ton – et réussissent finalement à susciter l’identification du spectateur avec les personnages.

Le mot « empathie » reste au cœur de toute l’œuvre de Ray. C’est peut-être ce fait-là que rend ses films si universels, parce qu’ils mettent en scène avant tout des émotions humaines et des défis quotidiens – des choses qui restent heureusement universelles dans un monde où les différences éclipsent souvent les similarités des gens et des cultures. Dans un monde peuplé de gens si divers, il est facile d’oublier que chacun agit d’après ses propres convictions, ses propres pensées et ses propres motivations, qui peuvent être tout à fait au contraires aux nôtres, mais n’en restent pas moins légitimes que les nôtres. A mon avis, c’est là la définition de « l’humanisme », un terme souvent associé avec Ray, et quelques-uns de ses réalisateurs préférés – Jean Renoir, Vittoria de Sica et Akira Kurosawa par exemple. Pour les humanistes, ce sont les liens humains, les émotions et le monde intérieur qui compte surtout. Ce n’est jamais l’art au service de l’art lui-même.

Au niveau technique aussi, le film ne manque pas de mérites. Faites attention à la mise en scène et la photographie. Avec l’aide de son directeur de la photographie habituel Subrata Mitra, Ray réussit souvent à tourner des scènes sublimes, dans lesquelles le rythme de la caméra sert toujours à accentuer le rythme du narratif, et à refléter la mentalité des personnages en scène.

En effet, le rythme et la musique constituent une partie très importante de tous les films de Ray. C’est dans ce film que, pour la première fois, Ray réalise sa propre musique, ce qui peut-être rend plus puissant encore le rythme du film.

Pour terminer, un mot sur les acteurs, qui font du film une telle réussite. Tous les acteurs rendent crédible leur personnage comme autant d’archétypes sociétaux qu’ils sont censés être. Mais la performance qui sort du lot est celle de Madhabi Mukherjee dans le rôle d’Arati. La Grande Ville marque le début d’une belle collaboration de 3 films entre M. Mukherjee avec Satyajit Ray, qui culmine avec Charulata (1964). Des rôles marqués d’une profonde sensibilité et et d’une compréhension du personnage qui feront de M. Mukherjee l’idole d’une génération de Bengalis.

-Anshuman

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