Venez découvrir le cinéma incroyable de Greenaway et embarquez vous dans un voyage métaphorique sur l’écriture.

Couleur.
Pays : Royaume-Uni, France.
Année : 1996.
Avec : Ken Ogata, Vivian Wu, Ewan McGregor.
Rapide synopsis : La fille d’un calligraphe célèbre, qui autrefois lui avait souhaité son anniversaire en lui calligraphiant ses voeux sur le visage, reprend le flambeau et écrit des poèmes sur le corps de son amant, Jérome. Devenu jaloux, Jérome met en scène un faux suicide qui aboutit à sa mort. La jeune femme pleure la mort de son amant et écrit un poème érotique sur son corps avant de l’enterrer. L’éditeur exhume le corps de Jérome et fait de sa peau un précieux livre de chevet.
Proposition d’analyse
« Je suis certaine qu’il existe deux choses dans la vie sur lesquelles on peut compter : les délices de la chair et les délices de la littérature »
Toute l’histoire de Nagiko naît de trois moments de son enfance qui l’ont marquée à vie, et dont les souvenirs animent le film comme le sang un corps humain : les signes sacrés que son père, grand calligraphe japonais, avait l’habitude de tracer sur son visage et son cou le jour de son anniversaire ; la lecture que sa mère lui faisait avant d’aller au lit, celle des Notes de Chevet de Sei Shonâgon, une dame de cour du 10ème siècle ; la relation homosexuelle surprise un soir, entre deux cloisons de papier, entre son père et l’éditeur de celui-ci. Et quand, après un mariage malheureux, et malheureux à cause d’un mari qui se moque des signes rituels à tracer sur le front de sa femme le jour de son anniversaire, Nagiko s’enfuit, c’est pour trouver quelque part l’amant idéal, à la fois amant et calligraphe, et sachant manier aussi bien les instruments de ces deux plaisirs.
D’abord, elle emploie des calligraphes qui lui écrient sur le corps, et qu’elle paie, en retour, de ce qu’un corps peut faire. Mais les bons calligraphes, vieux ou trop artistes, sont mauvais amants, et les bons amants, mauvais calligraphes. C’est quand elle rencontre un jour un européen polyglotte, Jérôme, pour se plier à sa fantaisie, et qu’il couvre son corps de lettres qui ne valent pas plus pour elle que n’importe quel gribouillage, qu’elle échange de rôle. Désormais, c’est elle qui maniera le pinceau et écrira sur le corps des hommes dont la peau a le grain aussi fin que du papier. Elle revient vers Jérôme, qui se trouve être l’amant de l’éditeur, ce qui permet la publication du 1er livre d’une série de Treize livres, ou de treize corps-livres, qui commencent avec Le Livre de l’innocence et se finit sur Le Livre de la Mort, avec pour seul et unique infléchissement de la tendance, le Livre Neuf, Livre de l’Amant.
« On my sixth birthday, I bound I would keep a dairy »
Le film est conduit par la voix basse de Nagiko, qui sur le modèle de Sei Shonâgon, nous donne ses propres Notes de Chevet. Voix basse, froide, et surtout directive : toute l’histoire peut être vue comme la vengeance de Nagiko contre l’éditeur de son père et qui publie aussi, sans le savoir, les œuvres de Nagiko. L’héroïne en quête devient peu à peu l’orchestrateur de la quête, à partir du moment où sa recherche devient une entreprise obsessionnelle. Si elle séduit Jérôme, avant le plaisir qu’ils se donnent et avant que l’homme qu’est Jérôme ait pris plus d’importance que la peau dont il est fait, c’est parce qu’il est le moyen pour elle d’atteindre l’éditeur, que rien ne doit la faire dévier de son objectif, que tout, au contraire, relève de la mise en scène qu’elle prévoit.
De la maitrise des évènements prévus par Nagiko, vient le parti-pris esthétique d’une structure contrôlée par le chiffre : si l’on suit chronologiquement sa vie, on part du serment (« on my sixth birthday I bound I would keep a dairy »), qui entraîne la rédaction de listes imitées de celles de Sei Shonâgon (« the list of things that make the heart beat faster »), qui entraîne à son tour l’association du plaisir de l’amour et de celui de la calligraphie et la réalisation des Treize Livres, avec, pour rompre arithmétiquement la ligne, deux incendies marquant deux crises de l’histoire (le départ de Nagiko et la mort de Jérôme). Une structure extrêmement rationnelle donc, mais parce qu’elle découle de désirs plus ou moins dissimulés qui font de la machinerie une machination, entièrement arbitraire, et par là même, déroutante.
Voix directive, avons nous dit, et d’autant plus terrifiante que le personnage lui-même s’efface au fur et à mesure qu’il maîtrise davantage l’histoire : on ne voit plus Nagiko écrire, mais on attend, de même que l’éditeur, l’arrivée inattendue et angoissante de chaque nouvel homme, donc de chaque nouveau Livre. Paradoxalement, la structure très rigoureuse du film est indissociable d’une perte de sens explicite : proportionnellement, plus l’histoire devient cruelle ou dangereuse, plus les intentions sont inexpliquée et plus Nagiko disparaît comme personnage à qui l’on peut faire confiance. Elle disparaît, ou alors, elle réussit si bien à mener son histoire, qu’elle devient, en quelque sorte, l’œil présent partout de la caméra.
« Quand Dieu modela dans la glaise le premier être humain, il y traça les yeux, les lèvres et le sexe. Si Dieu était satisfait de sa création, il donnait la vie à la figurine d’argile peinte en la signant de son nom »
Un tel refus de ligne unique et de clarté, et le sentiment de malaise qui gagne le spectateur égaré dans le labyrinthe des corps écrits, encourage la défense d’un cinéma artificiel, non réaliste (contrairement à Ken Loach à la même époque), et est la touche baroque de l’ensemble géométrique construit par Greeneway. Celui-ci, à l’origine, a une formation de peintre, et le caractère expérimental de ses films est influencé par les plasticiens britanniques des années 50 – 60, comme l’Independent Group. Greeneway apprécie particulièrement, par exemple, les œuvres de Paolozzi qui intègrent à leurs propres systèmes référentiels des images préexistantes, ou la peinture de Kitaj qui combine « les textes, les références, une mythologie personnelle et une mythologie publique, le sexe et la politique », tout en faisant sentir « une vraie jubilation »*. The Pillow Book à son tour offre une composition feuilletée de l’écran : superposition d’images selon le principe de Triple Ecran formulé par Abel Gance en 1927, saturation de l’écran autant par des images visuelles que des signes écrits, multiplication des couleurs (on passe du noir et blanc à la couleur, voire aux deux en même temps ; les couleurs principales, le noir, le blanc, le rouge et l’or, sont celles de la calligraphie) et des sons, composition contrastée, par exemple entre les scènes d’intérieur, sombres et picturales, et les rues livides et agitées de Tokyo. Cela permet l’ouverture simultanée de plusieurs espace-temps et l’extériorisation de visions intérieures (le début du film est en cela exemplaire : grâce à un montage contrasté, on a en même temps les scènes de souvenirs, la reconstitution fantasmée de Sei Shonâgon, l’illustration de son manuscrit, et la vie réelle de Nagiko, employée à Tokyo comme mannequin). Ce « cinéma de poésie », tel que le conçoit Cocteau par exemple, a l’ambition totale d’un opéra – de l’opéra chinois, rythmée par des coups de gong – et ordonne un univers surchargé aussi bien esthétiquement que symboliquement, travaillé avec autant de soin que Nagiko n’en met à composer son œuvre, et prêt à accueillir, de manière ludique, les desseins grandioses et horrifiants de son héroïne.
« Use my body like the page of a book, of your book »
« Je suis certaine qu’il existe deux choses dans la vie sur lesquelles on peut compter : les délices de la chair et les délices de la littérature ». De cette pensée énoncée il y a dix siècles de cela par Sei Shonâgon, découle à la fois la recherche, toute esthétique et qui a lieu au plan réel du film, d’une homologie entre l’espace de l’écrit et l’espace de l’image, et la recherche, cette fois au plan fictionnel, d’un plaisir identique procuré par le pinceau et le sexe masculin. Car l’obsession de Nagiko est bien de jouir du moment même où sont tracés les idéogrammes : chair et littérature se rejoigne dans le délice au moment où l’on écrit. Il faut rester au sens propre : l’écriture est écriture et non résultat et de fait, on ne sait jamais ce qui est écrit dans les livres de Nagiko, mais seulement leur matière et leur titres, la qualité du papier donc de la peau humaine étant le critère principal.
Dès lors, si la sensualité est associée à une forme de sadisme, si les corps des personnages sont instrumentalisés et mis à la torture par la saturation des symboles qui les recouvrent, ils sont en même temps divinisés d’une manière qui transgresse les limites associant le corps intact à la vie et le corps dépecé à la mort : le corps matériel, où se rejoignent le pictural et le littéraire, est là avant d’être vivant ou mort. La nudité, l’amour et la calligraphie se lient au point de brouiller les distinctions féminin/masculin, actif/passif, maître/esclave, brouiller les sexes pour donner celui d’un ange – ce que chante le morceau central du film, Blonde de Guesch Patti, dont les paroles défilent à l’écran. Car, si l’impulsion première de Nagiko est de venger son père, c’est l’amour qui la pousse en un second temps à mener son œuvre jusqu’au bout.
* d’après Etudes cinématographiques – la singularisation par la pluralité : le style filmique de Peter Greeneway – Franck Curot – lettres modernes minard, 20000
-Coline