Les chaussons rouges de Michael Powell (mardi 27 septembre 2016, 20h30)

Comme d’habitude, l’entrée coûte 4 euros, 3 pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30 et 20 euros.

Proposition d’analyse

S’engager avec passion dans la réalisation effective d’une œuvre d’art tout en se mettant au service de celle-ci, poursuivre un idéal que seul un degré d’exigence rare permet d’approcher et s’engouffrer dans les contradictions indissociables d’un tel contrat, voilà quelques-uns des défis immenses que nous proposent les personnages des Chaussons rouges. Boris Lermontov, personnage central du film, décide en véritable démiurge de créer un ballet inspiré du conte de H. C. Andersen Les Chaussons rouges. Pour rappel le sujet de ce dernier est l’histoire d’une jeune fille qui ne peut résister au désir d’enfiler une paire de chaussons rouges ensorcelés. Celles-ci la feront danser jusqu’à ce qu’elle en meurt d’épuisement, exclue par une société dont elle a transgressé l’ordre en convoitant l’objet défendu. Lermontov confie le rôle-titre et l’écriture de la partition à deux jeunes recrues de sa compagnie, la ballerine Vicky Page et le compositeur Julian Craster. La première des Chaussons rouges est un succès éclatant, mais Boris Lermontov sombre peu après dans une colère noire en apprenant l’idylle naissante entre Vicky et Julian, amour qu’il estime incompatible avec la volonté de Vicky de se consacrer entièrement à la danse.

D’une richesse inouïe sur le thème de la création artistique, le film flamboyant en Technicolor de Michael Powell et Emeric Pressburger (1948) réussit le pari audacieux de faire converger les regards du cinéaste et du chorégraphe en une œuvre qui n’est ni un ballet filmé ni un film sur le ballet, mais bien une construction originale où les deux genres se rencontrent, se répondent et se fécondent. En témoigne la célèbre séquence de 17 minutes où le ballet Les Chaussons rouges est représenté par la compagnie Lermontov : la caméra s’affranchit progressivement de l’espace scénique propre au théâtre pour nous proposer des plans et des cadrages purement cinématographiques, posant ainsi un nouveau regard sur une chorégraphie qui fait la part belle aux citations de ballets classiques : l’entrée de Vicky renvoie directement à la première apparition de Giselle, les piétinements du cordonnier (joué par Léonide Massine !) évoquent le jeu de pieds de Petrouchka…

Que les acteurs soient d’abord des danseurs professionnels n’est sans doute pas étranger au succès des Chaussons rouges. Le rôle de Vicky est tenu par Moira Shearer, l’une des principales ballerines du Sadler’s wells ballet de Ninette de Valois, qui incarnait le renouveau du ballet classique dans l’Angleterre des années 40. Quasiment tous les danseurs du film –dont Robert Helpmann, le chorégraphe principal- viennent de cette troupe. Le caractère de Moira Shearer s’accorde par ailleurs assez bien à celui de Vicky : la crainte que le milieu frivole du cinéma ne l’éloigne de celui plus austère de la danse lui fit d’abord refuser le rôle à plusieurs reprises avant de finalement l’accepter. Signalons également la présence lumineuse de la célèbre danseuse étoile Ludmilla Tcherina (qui est d’ailleurs appelée par son vrai nom à plusieurs reprises). Mais la véritable légende du film n’est autre que celui qui succéda à Nijinski comme chorégraphe en chef de la compagnie des Ballets russes de Diaghilev dans les années 1910-1920: Léonide Massine, dans le rôle du maître de ballet Grischa Ljubov.

Il n’est pas interdit de voir dans Les Chaussons rouges un hommage à ces mêmes Ballets russes. L’intransigeant et implacable Boris Lermontov nous fait directement penser à Diaghilev et la relation ambiguë qu’il entretient avec Vicky Page pourrait bien renvoyer à celle entre Diaghilev et Nijinski. Quant au décorateur Ratov, comment ne pas voir en lui un clin d’œil à Léon Bakst ? Covent Garden, l’Opéra Garnier et le Théâtre de Monte-Carlo : les trois scènes qui apparaissent dans le film sont parmi les principaux théâtres ayant accueilli la compagnie des Ballets russes (il ne manque que le Théâtre des Champs-Elysées). Enfin, parmi autres preuves incontestables, le répertoire de la compagnie Lermontov est exactement celui des Ballets russes. Des ballets d’origine russe comme Le Lac des cygnes ou La Boutique fantasque (conçu par Léonide Massine lui-même en 1919) aussi bien que des ballets romantiques comme Giselle, Coppélia, Les Sylphides qui avaient quasiment disparu des scènes européennes avant que la compagnie des Ballets russes ne les remettent au goût du jour. Autre caractéristique propre à cette époque : un certain esprit de famille (ce qui n’exclut pas l’existence de rivalités internes) qui règne au sein d’une compagnie où tous ont fait le choix de vivre pour et par la danse, état d’esprit par ailleurs assez éloigné des grandes compagnies de danse d’aujourd’hui (où des différends entre danseurs et directeur se règlent parfois à l’acide sulfurique !).

De trop nombreux commentaires sur Les Chaussons rouges assimilent de manière imprécise le dilemme de Vicky à une question de « sacrifice » : Vicky doit-elle tout sacrifier, y compris son amour pour Julian, à l’art du ballet ? La formule est commode, mais réduit considérablement les enjeux de chacun des personnages du film, dans la mesure où se donner les moyens de satisfaire un haut niveau d’exigence –comme le fait Lermontov et comme voudrait le faire Vicky- relève plus du choix de vie intime que du sacrifice.

La véritable originalité des Chaussons rouges est de convier à la même table cinéaste, chorégraphe, compositeur et peintre pour nous proposer un chef d’œuvre total où la caméra de Powell, entre onirisme et état de veille, ne cesse d’explorer la mince frontière entre l’art et la vie.

Mehdi