Les grandes manoeuvres de René Clair (mardi 5 janvier 2016, 20h30)

Proposition d’analyse

« Tu sais ce qu’il me faudrait ? Le coup de foudre, comme dans les romans. »

Lors des dernières années de la Belle Époque, dans une petite ville de province vivant au rythme de la caserne qu’elle abrite, se déroule un véritable jeu de l’amour et du hasard. Armand de La Verne (Gérard Philipe), un lieutenant de Dragons sûr de son charme, s’engage dans un pari à obtenir les faveurs d’une dame que le hasard lui désignera, et ceci avant le début des grandes manœuvres. C’est Mme Rivière (Michèle Morgan), une parisienne nouvellement installée, divorcée et modiste de son état, qu’il devra séduire. Chose étonnante au vu de la réputation d’Armand de La Verne, cet amant de la verve tombe amoureux de l’objet de sa conquête.

Les Grandes Manœuvres (1955) est le premier film en couleur de René Clair. Le présenter ainsi n’a rien d’innocent, car la première impression- et la plus durable- que nous laisse ce chef-d’œuvre est celle d’une toile aux tons pastels : les intérieurs bourgeois où dominent les beige, blanc de lin, gris clair, des chapeaux de modiste à la dentelle étendue sur la devanture des boutiques en passant par les services à thé, tout est peint en des couleurs pâles et heureuses, excepté le rouge garance de l’uniforme qui vient joliment contraster avec ce décor. On comprendra donc que Les Grandes Manœuvres se regarde comme on regarde un tableau de maître, et qu’on admire la vision du réalisateur comme on admire le talent d’un peintre. Ce rapprochement est à prendre au pied de la lettre: les feuilles de certains arbres furent en effet jaunis pour éviter qu’un vert trop vif ne vienne ébranler l’équilibre des couleurs au sein du cadre !

Une autre impression est celle d’éprouver les joies du théâtre dans une comédie dramatique qui n’a pourtant rien du théâtre filmé. D’abord grâce au jeu des comédiens : si Gérard Philipe était un des principaux acteurs du cinéma français d’après-guerre, il était avant tout un homme de théâtre. Faisant tour à tour siens les visages de Rodrigue, Ruy Blas, Lorenzo ou Perdican, il a joué sur les planchers du théâtre national populaire ainsi qu’au Festival d’Avignon à la glorieuse époque de Jean Vilar. La disposition des portes et la manière dont entrent et sortent les personnages, la présence d’apartés, les commentaires de tiers sont autant de détails qui rappellent la scène de théâtre. A travers le microcosme de la ville de province se dégage une relative unité de lieu, tout comme le jeu amoureux constitue une unité d’action. L’échéance des grandes manœuvres reflétée dans le miroir de la salle des officiers, calendrier où les jours s’égrènent, met en place un cadre temporel rigide. Mais même si l’on est tenté de dire que Les Grandes Manœuvres débute en vaudeville, se poursuit en marivaudages et s’achève en drame romantique, gardons à l’esprit que cette construction est caractéristique de la comédie dramatique, genre cinématographique à part entière.

Abordons enfin les thèmes du film, ou plutôt le thème, car de l’avis de René Clair il en est un seul : « Dans les Grandes Manœuvres, la seule préoccupation c’est l’amour », dit-il. On revient sans cesse aux lieux communs du discours amoureux, et c’est l’aspect mécanique du jeu de séduction qui fait sourire le spectateur. Tous les officiers s’imitent et reprennent les mêmes phrases, les mêmes postures, jouant à un même jeu d’adresse dont La Verne serait le virtuose. Profitons-en au passage pour tordre le cou à un attribut accompagnant trop souvent la présentation de ce personnage : selon de nombreux commentaires, La Verne serait un Don Juan. Cela est à la fois imprécis et cavalier. Au contraire, si l’on suit l’analyse faite par Stefan Zweig sur le caractère de Casanova1, La Verne n’a rien d’un Don Juan mais tout d’un Casanova. Là où le premier veut humilier la femme, le second lui rend hommage. Là où le premier joue à un jeu de destruction et se fait fort de démontrer l’hypocrisie de la gente féminine, le second se laisse mener par les caprices de son désir et par l’enthousiasme de son élan. La Verne est dénué de la malignité qui caractérise un Don Juan, et l’interprétation de Gérard Philipe nous le rendrait presque sympathique. C’est un amoureux de l’amour pris au piège de son propre jeu. A force d’user des mêmes déclarations, des mêmes tournures, des mêmes attitudes, on assiste au délitement du discours amoureux. Celui-ci, vidé de sa substance, n’est plus qu’un discours mécanique sur lequel plane le spectre des envolées lyriques de Cyrano. La même chanson d’opérette « On dit toujours, on dit jamais… » est inlassablement reprise tout au long du film. Si au début Mme Rivière veut la réentendre comme si elle voulait céder aux topos du sentiment amoureux, ce refrain est si bien martelé qu’à la fin elle ne peut plus en supporter l’écoute : ce qui était une valse mélodieuse se transforme en un chant badin aux accents dissonants.

L’œuvre de René Clair est imprégnée de poésie, et le flou volontaire qui nous est laissé sur le lieu-une petite bourgade de province- et l’époque-quelques années avant 1914- peut s’interpréter comme une réminiscence des années d’enfance du réalisateur. Il explique en effet avoir gardé le souvenir des officiers de cavalerie paradant dans les rues de sa ville, et s’être inspiré des échos de leurs aventures amoureuses. La Belle Époque apparaît donc comme une sorte de paradis perdu, et de notre point de vue il ne faut pas chercher dans 1914, le seul repère temporel qui nous est donné, une connotation militaire projetant les grandes manœuvres dans la guerre mondiale à venir, mais plutôt un seuil délimitant le monde d’hier, nous plongeant ainsi dans l’époque de la jeunesse du réalisateur.

Mehdi

1cf. « Trois poètes de leur vie » de S. Zweig, les trois « poètes » étant Stendhal, Casanova et Tolstoï.