Les Leningrad Cow-Boys rencontrent Moïse de Aki Kaurismäki (mardi 27 octobre 2015, 20h30)

Les Leningrad Cowboys, mythique groupe de rockers finlandais, au burlesque radieux quoi qu’un tantinet dépressif, sont de retour. Après leurs mésaventures aux Etats-Unis, ils espèrent poursuivre leur carrière sur le « premier continent ». C’était sans compter qu’au départ de New-York leur ancien manager réapparaitrait sous une nouvelle identité : Moïse. Préparez vos chaussures pointues, lissez bien votre banane d’un âge d’or du rock déchu, le traversée sera plus houleuse que prévue !

Proposition d’analyse

La pointe du monde

Difficile de détacher les premiers pas cinématographiques d’Aki Kaurismäki du rock finlandais. Dès Le syndrome du Lac Saimaa (1981) le premier long-métrage qu’il co-réalise avec son frère Mika, filmant la tournée de trois groupes dans le Sud-Est du pays, on peut dire qu’il trouve dans ce dialogue à deux voix, entre musique et cinéma, chaussure à son pied1. Le critique finlandais Peter von Bagh relève que : « dans ce portrait de groupe figurent en fait les trois orchestres qui ont le mieux su associer un rock plus ou moins universel à quelque chose de plus typiquement finlandais : une certaine ironie lourdaude, légèrement infantile, doublée du romantisme qui l’accompagne inévitablement. »2

Pourtant à en croire les données autobiographiques3 sur sa personne, Aki Kaurismäki n’était pas parti pour porter les valeurs scandinaves du rock sur grand écran. De sa propre confession, dans sa jeunesse, il se trouvait même à la pointe opposée : « À la campagne, dans le milieu des années soixante, la jeunesse était divisée en rockers, ou blousons noirs, et hippies, amateurs de pop. Les rockers portaient des pantalons taille basse, élargis en patte d’eph par des triangles élastique de la taille de leurs santiags. (…) Les rockers avaient des voitures américaines dans lesquelles ils s’entassaient à huit pour tourner tout autour de la place du marché. Ils avaient tous le coude à la même fenêtre, d’où ils hélaient les gonzesses, c’est comme cela qu’ils appelaient les filles, qui, ensuite, montaient ou non avec eux. (…) Moi, j’étais un hippie, à l’instar de mes frères et sœurs aînés et j’avais peur de tout le monde sauf de la gentille Tante Kylli qui dessinait des fougères à la télévision. » 4

Alors, pourquoi et comment les Leningrad Cowboys, autoproclamés « pire groupe du monde », ont-ils pu réconcilier le cinéaste finlandais avec le camp opposé ? Aki Kaurismäki répond (presque) sobrement : « Je soignais ma gueule de bois devant une bière au Kolme Kaisaa quand Sakke Järvenpää et Mato Valtonen m’ont téléphoné pour me demander de les rejoindre au Viherkulma, un bistrot qui a disparu depuis. Il y avait aussi Atte Blom, et ils m’ont exposé leur idée de monter un orchestre du nom des Leningrad Cowboys. Dans le contexte de l’époque, le projet me paraissait génial, on était en 1986 et l’Union soviétique se dressait encore dans toute sa vigueur, à la surface peut-être un peu ébréchée mais au cœur d’acier. » 5 L’avis de Peter von Bagh apparaît comme un peu plus lucide : « Les Leningrad Cowboys, avec leurs cheveux coiffés en banane et leurs bottes pointues sont non seulement un summum de l’art du costume6, mais aussi un vertigineux condensé de la contradiction insoluble entre l’Est et l’Ouest. » 7

Retour en Europe pour les Leningrad Cowboys ou Aki Kaurismäki éprouvant la difficulté à remettre les montres du « vieux monde » à l’heure.

Néanmoins, pourquoi avoir réalisé un second épisode des aventures des Leningrad Cowboys, eux qui auraient pu rester les tristes héros d’une vie délabrée dans le Mexique le plus reculé, cédant aux joies de la téquila mais restant tout à fait intègres vis-à-vis de la thématique du sombrero ? Que s’est-il passé pour que Kaurismäki éprouve la nécessité d’insister sur le plan capillaire et musical ?

Le critique finlandais Sakari Toiviainen relève que « Aki Kaurismaki a abandonné un instant sa trilogie ouvrière pour revenir quelque part aux sources de l’inspiration de Calamari Union, dans un monde où des personnages et des événements fantasmagoriques habitent des lieux qui ont l’air réels et où le pouvoir de l’imagination triomphent du quotidien. » 8 Il n’empêche que Les Leningrad Cowboys rencontrent Moïse n’est pas un film « désengagé » du monde pour autant. À la sortie du film, Peter von Bagh va jusqu’à écrire : « Ce road movie inspiré de la Bible et du Manifeste du Parti Communiste évoque la face sombre et impitoyable de la réalité européenne actuelle, accompagnée d’un spectacle musical multiculturel. » 9 La critique finlandaise Helena Ylänen pense pour sa part que : « C’est précisément avec les Leningrad Cowboys que Kaurismäki a fait ses films les plus politiques, ceux dans lesquels il fustige l’Amérique et exprime sa nostalgie de l’Union soviétique. Les Leningrad Cowboys sont si nombreux qu’ils forment un peuple, et le destin d’un peuple relève de la politique et de l’histoire. » 10

Des longs-métrages réalisés à cette époque par Kaurismäki, il tend effectivement à être l’un des plus en prise avec une possible historicité. En effet, si Les Leningrad Cowboys go America (1989) pouvait être vu comme une variation inversée a posteriori des Aventures extraordinaires de Mr West au pays des bolcheviks (1924) de Lev Koulechov, ayant recours au burlesque moins comme une problématisation de la différence idéologique des deux côtés du rideau de fer que comme une idéalisation ludique à la lisière de l’invraisemblable, le deuxième opus de Kaurismäki tend à renvoyer à l’Europe retrouvée l’image d’une déliquescence annoncée, d’un monde « achevé » une fois le mur tombé, sans efforts de gags marqués.

Cet ancrage délibéré dans le temps présent est à considérer d’autant plus que Kaurismäki dit lui-même : « Mes films sont des réactions au monde moderne que je déteste. J’appartiens au vieux monde. Je montre le vieux monde, je me fous complètement de l’autre. En Finlande, le vieux monde s’est arrêté en 1963, c’est l’année où la destruction de la vieille Finlande a commencé. Le nouveau monde est bien trop plastique pour moi. »11 Notons que s’il s’agit d’une ouverture temporelle, il en est autant de l’espace. Le cinéma de Kaurismäki, même dans l’épisode précédent, n’a jamais été autant « parcourable ». « Le plus naturel, pour moi, c’est un personnage devant un mur, ou, encore mieux, un simple mur. » 12 dit-il. Aussi, l’itinéraire narratif du groupe relève de l’épopée revendiquée : « Au début du film, les musiciens à banane débarquent dans la légendaire Normandie, puis poursuivent leur voyage vers l’Est à un moment qui ne prête pas à rire. Les noms de lieu résonnent des échos de la guerre mondiale : Brest, en position clef sur la côte bretonne lors de la Seconde Guerre Mondiale, Amiens dans un esprit plus léger, puis Leipzig, puis Dresde » 13 remarque Peter von Bagh.

Si ces nouveaux Leningrad Cowboys ne font raccord ni avec ceux qu’ils ont été, ni avec l’époque qui continue à les talonner en raison de leur marginalité, nous pouvons néanmoins dire qu’ils se retrouvent pleinement dans la conception de « personnage » d’Aki Kaurismäki, et font donc corps avec son cinéma: « Ce sont des losers décatis. Mais il n’y a rien de mal à ça. Ils ne s’intéressent tout simplement pas au pouvoir et à l’argent. Ils veulent juste un peu d’amour, de la nourriture pour leurs chiens et quelque chose à boire. » 14 Que demander de plus pour celui qui disait en 1983, dans son texte « Baudelaire, délires fiévreux » : « Le cinéma est indispensable, pas la vie. Le monde vaut-il d’être sauvé pour quoi que ce soit d’autre que le cinéma ? »

-Claire

1 Le cinéaste résume cette expérience avec une capacité de concision (presque) enchantée : « Nous avons posé aux musiciens (Juice Leskinen, Ismo Alanko et Pantse Syrjä ) des questions idiotes auxquelles nous avons reçu des réponses intelligentes. Comme ‘ouais, non’ et ‘c’est ça’ ».
2 Aki Kaurismaki de Peter von Bagh, Éditions Les Cahiers du Cinéma, 2006.
3 Lesquelles sont souvent à relativiser vis-à-vis des « données biographiques »…
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Kaurismäki exprime ses choix de costume en ces termes : « Avant le tournage de Leningrad Cowboys go to America, je me suis dit que puisqu’on partait filmer dans les tempêtes de sable du Texas, il fallait un contrepoids aux coiffures, pour que les types ne tombent pas sur le nez. J’ai donc conçu des chaussures en rapport avec les bananes. »
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.