Barravento de Glauber Rocha (mardi 20 octobre 2015, 20h30)

Barravento est le premier long-métrage de Glauber Rocha, qui sera bientôt l’un des plus vifs porteurs de la flamme du « cinema novo », mouvement cinématographique brésilien visant à expérimenter des formes de cinéma profondément novatrices sans se défaire d’un fond et d’un éthique politiques. Ce film-ci se déroule dans une communauté de pêcheurs de la province de Bahia, Nord-Est du pays, où Firmino revient après un séjour à l’étranger. Le critique Philippe Delvosalle envisage Barravento comme l’expérience d’une « histoire de survie, de rites candomblé et d’amour ».

Proposition d’analyse

LE VENT SOUFFLE OÙ IL VEUT

-Homme libre, toujours tu chériras la mer !-

À propos de Barravento (1962) de Glauber Rocha, introduit par la voix de Renato Guimaraes, chercheur en cinéma, auteur de la thèse « De la critique de la raison dialectique à l’esthétique de la faim : Jean-Paul Sartre et Glauber Rocha » soutenue en 2013 à l’Université Paris I

« Barravento est ce moment de violence où les choses de la terre et de la mer se transforment, où dans la vie, l’amour et le milieu social se produisent des changements soudains. » [Carton introducteur au film]

N.B. : Ce texte n’a pas vocation à vous dévoiler le film dans son détail afin de ne pas contrer le moment du visionnage, mais davantage à proposer une contextualisation pour en comprendre la portée, bien que celle-ci ne soit pas absolument nécessaire pour apprécier les images et les sons de Barravento.

Vents contraires

« Une nuit de 1962, à Copacabana. Glauber Rocha dit à ses amis qu’il va leur montrer un totem qu’il a acheté avec l’argent de trois vaches que son grand-père lui a données et qu’il a vendues : une Ariflex 35 mm. »1

En commençant à poser ces quelques mots au sujet de Barravento, il est difficile de savoir s’il faut ou non commencer par en venir spécifiquement audit Barravento. En effet, si l’on peut sans mal en considérer la valeur cinématographique de la manière la plus autonome qui soit dans l’Histoire du Cinéma mondial, le premier long-métrage de Glauber Rocha réalisé à l’âge de 23 ans ( !) est aussi l’un des premiers celluloïds posé à l’édifice du « cinema novo », mouvement crucial du cinéma brésilien particulièrement vindicatif, autant sur le plan esthétique que politique, dont Rocha sera l’un des membres les plus actifs et radical. « L’importance fondamentale de Barravento dans l’histoire du cinéma brésilien vient du fait que c’est le premier film qui ait capté des aspects essentiels de l’actuelle société brésilienne ; un film dont la structure transpose sur le plan de l’art une des structures de la société dans laquelle il s’insère. »2

Aussi, il ne relèverait pas du péché d’exotisme d’envisager Barravento en premier lieu comme un film à résonance « nationale ». Le critique Michel Estève écrit dans le numéro 37 des Études Cinématographiques : « Le double but fondamental du cinema novo était : replacer l’homme dans son contexte historique et culturel, dans son « environnement » socio-géographique ; dénoncer, au moyen du langage cinématographique, l’aliénation dont il est victime en Amérique Latine (plus particulièrement au Brésil) en fonction d’une soumission souvent aveugle aux traditions, aux mythes, à la misère, ou même au désespoir. » C’est en ces termes que les rites de candomblé et macumba3 occupent une place particulièrement prégnante dans la structure narrative du film.

De fait, à l’époque de sa réalisation, Barravento ne connaît pas de commune mesure dans l’Histoire cinématographique du pays. Tourné sur la plage de Burraquinho, dans la province de Bahia dont Glauber Rocha est originaire4 et qui fut un lieu de tournage notable ces années-là5, décentralisation cruciale qui participe d’un mouvement national6, il ne s’agit ni d’un film ouvertement documentaire, bien qu’extrêmement documenté et respectueux de ses sujets, ni d’une fiction classique totale, où la misère sociale de la population deviendrait l’occasion d’excès dramatiques ou d’un revers moral. En cela, Barravento apparaît comme un premier geste tangible pour penser une « Esthétique de la Faim », dont Rocha achèvera l’écriture-manifeste deux années plus tard, en 1964.
En voici un extrait :

« La faim latine, pour cette raison, n’est pas seulement un symptôme alarmant, c’est le nerf de la société elle-même. C’est là que réside la tragique originalité du Cinema Novo en face du cinéma mondial : notre originalité, c’est notre faim, notre plus grande misère, c’est notre faim, lorsqu’elle n’est pas ressentie, n’est pas comprise. (…) Nous comprenons cette faim que l’Européen et le Brésilien, dans leur majorité, ne comprennent pas. Pour l’Européen, c’est un étrange surréalisme tropical. Pour le Brésilien, c’est une honte nationale. Il ne mange pas, mais il a honte de le dire ; et surtout, il ne sait pas d’où vient cette faim. »7

Selon Glauber Rocha, dans son système de production ainsi que dans son éthique de la forme, le « cinema novo » national doit autant prendre ses distances avec les superproductions hollywoodiennes qu’avec le cinéma d’auteur européen consacré par Les Cahiers du Cinéma, tout alliés soient-ils. On retrouve dans cette conception de l’Homme Latino-Américain en proie à un néocolonialisme européen global (aussi bien économique que culturel) les préoccupations qui seront au cœur de la tentative d’un « Nouveau Cinéma Latino-américain » dont le film-manifeste La Hora de los hornos (1968) des Argentins Fernando Solanas et Octavio Getino8 marquera autant la réussite cinématographique que l’échec politique.

« Je veux faire connaître la réalité de mon pays, une réalité que les Brésiliens eux-mêmes ignorent. Cela à partir du Nordeste où je suis né. »9 Dans son texte Tropicalisme, anthropologie, mythe, idéogramme (1969), Glauber Rocha explicitait en ces termes la nécessité des cinéastes brésiliens d’en revenir à une conception fondamentalement « nationale » du cinéma, comme un élan assuré pour ne pas diluer les problématiques du monde réel dans des artefacts extérieurs et artificiels.

« Il y a quelques jours j’ai parlé à Godard de la question du cinéma politique. Godard soutient que nous nous trouvons au Brésil dans la situation idéale pour faire un cinéma révolutionnaire et qu’au lieu de cela nous faisons encore un cinéma révisionniste, c’est-à-dire qui donne de l’importance au drame, au développement du spectacle, en somme. Selon sa conception, il existe aujourd’hui un cinéma pour quatre mille personnes, de militant à militant. Je comprends Godard. Un cinéaste européen, français, il est logique qu’il se pose le problème de détruire le cinéma. Mais nous ne pouvons détruire ce qui n’existe pas encore. Et poser le problème en ces termes sectaires est une erreur. Nous sommes en pleine phase de libération nationale qui passe également par le cinéma , et la relation avec le public populaire est fondamentale. Nous n’avons pas à détruire mais à construire. Des Cinémas, Des Maisons, des Rues, des Écoles, etc. »10

Dans le vent

Si, comme le relève le critique brésilien Ismael Xavier11, la structure narrative de Barravento est lisible et linéaire, profondément ternaire (il parle d’un « équilibre initial avant l’arrivée de Firmino, d’un déséquilibre causé par la présence dudit Firmino, « personnage en mouvement qui catalyse le changement sur son passage », et d’un nouvel équilibre à la fin, qui concerne le mode de vie du groupe, dans les mêmes conditions que toujours…), il n’en est pas de même en ce qui concerne les choix de mise en scène de Rocha qui s’échappent à des motifs huilés et prévisibles.

Parler d’un élément esthétique précisément novateur dans Barravento, implique d’évoquer sa musicalité propre, autant sur le plan du montage image12 que du montage sonore (différents chants collectifs, voix superposées qui créent déjà un fort rapport de groupe, se succèdent par des coupes sèches dès le générique). « Le montage c’est de la batterie. Le montage est un rythme sans règle. »13 disait le cinéaste lui-même. Ismael Xavier relève que Barravento est « irrégulier dans son rythme, déséquilibré dans sa composition des scènes ». Il montre ces « ‘défauts’ qui attirent l’attention pour créer une fracture, manière d’éviter à la narration d’être trop coulante, trop vraisemblable et trop claire pour qu’aucun soupçon ne soit levé sur son autorité. » Il ajoute que le « découpage n’est pas naturaliste », notamment parce qu’est absent le jeu classique du champ-contrechamp.

Ces partis pris formels radicaux sont d’autant plus saisissants qu’ils opèrent dans un lieu coupé de la modernité, ce que la chercheuse brésilienne Raquel Pereira Alberto Nunes exprime en ces termes14 : « Barravento est un film qui, entres autres aspects, traite de la possibilité ou de l’impossibilité de l’existence de la tradition au sein de la modernité, du choix du maintien ou de la négation des traditions culturelles pour la construction de l’identité brésilienne. » Ceci sans doute, parce que de l’aveu de Glauber Rocha lui-même, le geste cinématographique est à la fois prise de conscience de ce problème et tentation à en modifier l’inscription : « Nous avons réalisé que nous vivions dans une société sous-développée et historiquement exclue du monde moderne et qu’il nous fallait connaître plus profondément cette réalité dans laquelle nous vivons pour trouver le chemin de l’émancipation. »15

Le titre lui-même, à en croire Raquel Pereira Alberto Nunes, contient ce conflit lié à la transformation, car en portugais, le mot « barravento » se réfère à la fois au changement du temps pour les marins, la barre à vent d’un bateau, le défenseur qui contre-attaque en capoeira, un rythme syncopé du rituel du candomblé. « Le « barravento » du titre implique un moment de virage, d’inflexion historique, le « turning-point » quand on arrive à la limite et que la transformation devient nécessaire. »

Autrement dit qu’à ce moment précis où Glauber Rocha filme l’incommensurable de l’océan, la matière aqueuse est plus que jamais propice aux réflexions.

« La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »

écrivait Charles Baudelaire

Alors…

…Bon vent !

-Claire

1 « Barravento » par Claude Mauriac, Le Figaro Littéraire, 6 avril 1970.
2 Jean-Claude Bernardet, Brasil em tempo de cinema, Editoria Paz e Terra, 1977.
3 Candomblé : religion afro-brésilienne, mêlée de spiritisme, mariant catholicisme et rites de magie africains, élaborée pendant une période d’esclavage par des peuples principalement d’origine yoriba et bantoue. Son panthéon comprend des divinités (oriyas) associées à des saints de l’Église catholique.
Macumba : culte proche du vaudou pratiqué au Brésil.
Source : Laurent Desbois, L’odyssée du cinéma brésilien, de L’Atlantide à La Cité de Dieu, Volume premier, Les rêves d’Icare (1940-1970), Éd. L’Harmattan, 2010.
4 À l’instar d’autres illustres figures de la culture brésilienne de l’époque, comme les musiciens Caetano Veloso, Gilberto Gil, Joao Gilberto ou encore Maria Bethania… L’écoute de « Bahia com H » est plus que recommandée !
5 Outre les deux premiers courts-métrages de Glauber Rocha (on peut voir o Patio (1959) sur youtube), d’autres longs-métrages comme Redençao (1959) de Robert Pires, Um dia na rampa (1959) de Luis Paulino dos Santos, Bahia de Todos os Santos (1960) de Trigueirinho Neto, A grande Feira (1961) de Roberto Pires et Tocaia no Asfalto (1962) de Roberto Pires prennent aussi Bahia comme décor principal.
6 Comme le relève Michel Capdenac, le cinéma novo est responsable du fait qu’« il y a des centres de production à Rio, à Sao Paulo, Bahia, Paraina, Pernambouc, Brasilia, dans le Parana, le Rio Grande do Sul, et le Minas Geraes. »i> « Premier chant du Brésil », Michel Capdenac, Lettres Françaises, 29.04.1970.
7 Texte publié dans Glauber Rocha par Sylvie Pierre, Éd. Les Cahiers du Cinéma, 1987.
8 Composé de trois parties, le film est désormais édité chez Blaq out.
9 Ochetto Valerio, « Glauber Rocha : Je veux faire connaître la réalité de mon pays », Témoignage Chrétien, 07.05.1970.
10 Tropicalisme, anthropologie, mythe, idéogramme (1969) de Glauber Rocha.
11 Barravento : Glauber Rocha 1962, alienaçao versus identidade.
12 « D’où cette chorégraphie, moins savante que spontanée, qui articule l’action sur des rythmes signifiants, les mouvements des corps l’immense filet que l’on tire ensemble de la mer), les visages qui deviennent des masques lors de la cérémonie d’initiation. » « Premier chant du Brésil », Michel Capdenac, Lettres Françaises, 29.04.1970.
13 Entretien avec Glauber Rocha à l’occasion du documentaire « Cinema novo, l’âge d’or du cinéma brésilien » réalisé par Dominique Dreyfus.
14 Source : la revue en ligne « Razon y palabra » : www.razonypalabra. org.mx
15 Études Cinématographiques n°37, Notes sur Barravento par Michel Estève.