En 1972, le Comité de sélection du festival de Cannes jugea les films français si médiocres qu’il décida de présenter l’année suivante trois films plus audacieux : La maman et la putain, La planète sauvage et La grande bouffe. C’est ce dernier, qui remporta le prix Fipresci malgré un accueil hostile à la fois du public et de la critique, que le ciné-club vous propose de voir ou revoir mardi prochain.

Couleur.
Pays : France, Italie.
Année : 1973.
Avec : Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi, Michel Piccoli, Philippe Noiret, Andréa Ferréol.
Copie 35 mm
Rapide synopsis : Quatre amis gourmets et gourmands s’enferment tout un week-end à la campagne et organisent une bouffe gigantesque.
Proposition d’analyse
« Obscène et scatologique, d’une complaisance à faire vomir, ce film est celui d’un malade qui méprise tellement les spectateurs que l’on ne peut que se réjouir des huées qui l’ont accueilli, lui et ses interprètes, au sortir de la projection ». « On éprouve une répugnance physique et morale à parler de La Grande bouffe ». « La Festival a connu sa journée la plus dégradante et la France sa plus sinistre humiliation ». « La grande bouffe relève plus de la psychiatrie que de la critique ». « Honte pour les producteurs […], honte pour les comédiens qui ont accepté de se vautrer en fouinant du groin […] dans pareille boue qui n’en finira pas de coller à leur peau. Honte pour mon pays, la France, qui a accepté d’envoyer cette chose à Cannes afin de représenter nos couleurs […]. Honte, enfin, pour notre époque dont la faiblesse tolère, finance, encourage, dévore et déglutit pareilles pâtées d’excrément ».
Il est peu de dire que La grande bouffe reçut un accueil hostile lors de sa projection au festival de Cannes. On peut se demander ce qui dans le film choqua tant à l’époque. En premier lieu le ton cru et délibérément provocateur (« un petit peu blasphématoire » comme le dit le personnage de Philippe Noiret) du film de Ferreri bien sûr mais peut-être aussi la façon dont le réalisateur s’attaque à la société de consommation ainsi qu’à l’hypocrisie et aux tabous de la société contemporaine. Après avoir été hué à Cannes, Philippe Noiret déclara en effet : « Nous tendions un miroir aux gens et ils n’ont pas aimé se voir dedans. C’est révélateur d’une grande connerie ».
Ferreri développe en effet une critique assez claire de la société de consommation : la présence quasi-permanente de la nourriture à l’écran a tendance à créer chez le spectateur un effet de trop-plein voire de malaise accentué par le ton assez cru du film. Celui-ci met en avant un gaspillage permis par l’abondance ainsi qu’une consommation effrénée et apparemment sans but (par exemple lorsqu’ils cherchent à manger des huîtres le plus vite possible). On notera l’immaturité des personnages qui semblent au début du film incapable d’accepter le destin qu’ils se sont choisis (ils n’en parlent pas, se conduisent comme s’il l’ignorait, etc.). Le personnage de Philippe Noiret va jusqu’à souhaiter « pouvoir continuer à manger comme ça indéfiniment ». Par ailleurs, les scènes d’orgie mettent en avant les similitudes entre la manière dont les personnages principaux traitent les femmes et la nourriture : le corps de la femme est réduit au statut d’objet de consommation au même titre par exemple que les pièces de viande livrées au début du film. Ce parallèle est très présent dans le film, le personnage d’Andréa notamment est associé à de nombreux plats.
Ferreri dépeint également avec ironie les vices de la bourgeoisie (ce pour quoi il a souvent été comparé à Buñuel). En effet, les personnages principaux, à l’exception d’Andréa, semblent assez aisés (assez pour se procurer les énormes quantités de nourriture que l’on voit à l’écran) et d’un milieu social élevé. Ils émaillent leurs repas de nombreuses références culturelles, paraphrasent la Bible, condamnent la vulgarité et les « orgie[s] crapuleuses », créant ainsi un décalage ironique entre leur distinction de façade et la crudité du film. Ce décalage a bien sûr également pour but de dénoncer l’hypocrisie avec laquelle la société contemporaine traite de thèmes tels que la mort ou le sexe. Ferreri dénonce avec une certaine violence les frustrations et les obsessions qui en découlent. L’ironie du film se déploie également à travers les effets de contrepoint et les jeux sur les différents plans.
Attention : ce dernier paragraphe évoque la fin du film.
Enfin, outre le caractère critique et provocateur de La grande bouffe, il faut noter son aspect tragique. En effet, les morts successives des quatre personnages masculins apparaissent comme inévitables. Le choix du huis-clos confère un aspect oppressant au film, il semble impossible pour les personnages principaux de sortir de la maison (preuve en est la mort de Marcello alors qu’il essaye de s’enfuir). Cet aspect oppressant est accentué par la récurrence d’un air entêtant entendu d’abord au saxophone puis joué au piano par différents protagonistes. Cet air, qualifié de « très sexuel » par Michel Piccoli, exprime une très grande mélancolie et est lié symboliquement à la mort des personnages masculins. Le thème de la mort est par ailleurs de plus en plus présent au fur et à mesure que le film avance, à travers celle des personnages bien sûr mais aussi symboliquement (draps noirs, déshabillé noir d’André Ferréol, œufs, etc.). La fatalité qui s’en dégage semble personnifiée par Andréa. Alors que les personnages masculins subissent de plus en plus sévèrement les effets de la sur-alimentation, elle seule est épargnée et ne cesse de redemander à manger. Ce caractère inhumain sous une apparence bonhomme (Andréa Ferréol a dû gagner 25 kilos pour obtenir le rôle) font d’elle un personnage particulièrement complexe. De manière générale, les gros plans sont utilisés dans ce film pour creuser la psychologie des personnages, ceux sur le visage d’Andréa sont particulièrement notables, on y dénote de la voracité sous un air de fausse naïveté. Les personnages masculins semblent au final pris à leur propre jeu, la consommation (à la fois gastronomique et sexuelle) d’Andréa en vient à bout et ils se retrouvent alors eux-mêmes réduits au niveau des pièces de viande exposées dans le jardin à la fin du film.
– Malo