Les amants du Pont-Neuf de Leos Carax (mardi 6 octobre, 20h30)

Dans les Amants du Pont-Neuf, Leos Carax filme un amour entre deux vagabonds. Sur le Pont-Neuf, Denis Lavant et Juliette Binoche vivent leur histoire dans une bulle, de peur que la vie qui s’écoule autour d’eux ne les sépare. Des acteurs saisissants, une mise en scène belle et rugueuse, que de bonnes raisons de venir (re)-voir ce film !

Proposition d’analyse

Après Boys meets girl (1984) puis Mauvais sang (1986), Léos Carax réalise son troisième long-métrage en 1991, Les Amants du Pont-Neuf, en couleur. Son budget colossal par rapport aux prévisions, 100 millions de francs au lieu de 32 millions, a déclenché les foudres des critiques et des producteurs, ce qui lui vaudra une réputation malheureuse qui pèsera sur ses productions suivantes.

Pourtant, son romantisme et sa délicatesse auraient pu racheter cela. De la même manière que Boys meets girl montre les déchirements de l’amour, des rencontres manquées de personnages que la vie a malmenés, Les Amants du Pont-Neuf propose lui aussi une introspection douloureuse, à ceci près que la destruction que vivent ces êtres n’est plus seulement intérieure, mais aussi physique. Alex, le vagabond joué par Denis Lavant boite ainsi tout au long du film, et l’une des premières séquences montre l’accident qui en est la cause. Le personnage mystérieux de Michèle, interprété par Juliette Binoche, est son pendant : un pansement sur l’œil, elle ne voit qu’à moitié. Cette fascination pour les estropiés est particulièrement intrusive : dans le centre d’hébergement où sont amenés les vagabonds, l’œil de la caméra cherche à capter les moindres détails de cette réalité, avant que tout ne disparaisse.

Réalité des marges montrée aussi dans le bus, puisque la bande sonore amplifie l’image et reproduit les cris, les conversations bruyantes de cette faune interlope, pouvant faire croire au spectateur qu’il voit un documentaire. La thématique de la drogue est d’ailleurs abordée de manière plus franche que dans le premier film de Léos Carax, où le même Denis Lavant consomme des ampoules que l’on voit apparaître de nouveau ici, sous la forme de somnifères dont il ne peut se passer pour s’endormir chaque nuit.

Le réalisateur jongle donc avec les genres : le film oscille entre documentaire et fiction sentimentale, comme si le choix était laissé au public. Surtout, l’usage du flou nous rappelle la fragilité de cet art : la caméra ressemble un peu à cette Michèle, atteinte d’une maladie rare, qui la rend chaque jour plus aveugle et l’empêche de peindre ce qu’elle distingue encore, avant d’être plongée dans l’obscurité complète. Précarité de l’art que démontre, d’une autre manière, le personnage de la première scène de Boys meets girl, qui jette à l’eau les peintures et poèmes de son ancien amant. Mais aussi difficulté à produire, qui suppose des hésitations, des ratages : le personnage d’Alex (dans chacun des deux films, le personnage joué par Denis Lavant s’appelle Alex) est un alter ego évident du cinéaste, renvoyant au vrai nom de ce dernier, Alex Christophe Dupont, qui peut ainsi lui faire dire : « Moi, j’suis cinéaste (…) Si tu veux, pour l’instant, j’invente les titres des films que je vais faire »1. La course-poursuite qui se déroule dans le labyrinthe du métro parisien symbolise tant cette recherche artistique que le désir du personnage de retrouver le musicien, et refermer une blessure profonde : c’est en entendant l’écho de la mélodie produite par un violoncelle, que Michèle se lance corps et âme dans ces couloirs, dans l’espoir de résoudre enfin un vieux conflit.

Léos Carax, dans un article publié en octobre 1979 dans les Cahiers du Cinéma, fait la réflexion suivante, qui pourrait aussi s’appliquer à lui-même : « En allant voir tourner Godard, on pensait se placer à l’entrée d’une usine, au point de départ d’une chaîne de fabrication ; en fait, on s’est retrouvé au dernier maillon d’une autre chaîne impossible à remonter (la pensée Godard, sa manière). (…) On cherche des réponses, mais on ne trouve que des débuts de questions. On cherche des clés, des trousseaux de clés, mais les portes sont fermées et on est dans le noir, alors on ne trouve pas grand-chose et on n’en finit pas de se cogner partout. »2. Le réalisateur serait alors semblable au personnage de Hans, le troisième vagabond, dont les multiples clés donneraient accès à une myriade de lieux, tous porteurs de questions.

-Eléonore

1 Léos Carax, Boys meets girl (1984), personnage d’Alex.
2 Carax, Léos. « La taverne de l’enfer » Cahiers du cinéma, n° 303, (1979).