La leçon de piano de Jane Campion (Vendredi 2 octobre, 20h30)

Avec La leçon de piano, Jane Campion plonge dans les émotions et les contradictions de ses personnages. Cernés par une nature hostile et par les contraintes de l’époque victorienne, ceux-ci tentent de comprendre leurs désirs, symbolisés par la figure centrale du piano. Une oeuvre forte, récompensée à de nombreuses reprises, un film à ne pas manquer.

Proposition d’analyse

S’il ne devait en rester qu’une seule image, ce serait sans aucun doute celle d’un piano abandonné sur une plage, subissant les assauts d’une mer agitée qui déverse d’amples vagues à ses pieds. Le piano est fermé, aucun son n’en sort, mais par la magie du cinéma le spectateur entend tout de même sa mélodie comme une voix intérieure, comprend ses plaintes et ses douleurs, perçoit ses questionnements et ses contradictions.
Ce piano livré à la fureur des éléments est le symétrique parfait du personnage principal de la Leçon de piano, Ada, qui est contrainte à vivre dans une contrée hostile à l’autre bout du monde, en Nouvelle-Zélande.

« Dure extrémité ! répondit Paganel, car elles ne sont pas hospitalières, les côtes de la Nouvelle-Zélande, et les dangers sont aussi grands au delà qu’on deçà des rivages. […] Tout européen qui s’aventure dans ces funestes contrées tombe entre les mains des maoris. »1

La symétrie se poursuit dans le silence mutique d’Ada, qui, promise à un homme inconnu, demeure un personnage secret et renfermé. Sa voix est réservée au spectateur, en introduction puis en conclusion du film, comme une invitation au voyage dans les pensées et les émotions de la jeune femme. Plus encore qu’une symétrie entre l’instrument de musique et Ada, il s’agit d’une fusion entre ces deux corps, l’un complétant l’autre en lui donnant la possibilité de s’exprimer et de se faire entendre, de s’évader et de rejoindre le souvenir de sa vie antérieure que le piano fait naître en elle.

La solitude d’Ada se manifeste également par la distance qu’elle maintient d’avec la société victorienne, incarnée d’une part par les domestiques de la maison, qui ne sont que commérages et superficialité teintée d’inélégance ; et d’autre part par son nouveau mari qui ne considère toute chose et toute personne que via sa valeur d’échange et par la relation d’appartenance qui le lie – ou pourrait le lier – à cet objet. Cela résulte en une incompréhension réciproque des deux époux qui empêche toute entente.

« Elle s’assit devant le grand piano […] Il la regarda jouer. Pourquoi faisait-elle ces gargarismes devant les mâchoires de la bête ? Quoi d’utile sortirait de tout ce travail et de ces bruits ? […] Il gratta ses sourcils avec rage. La musique lui faisait peur et il était honteux de n’y rien comprendre. »2

Ada est cependant très liée à sa fille, qui est comme son double en modèle réduit. Elle est sa raison de vivre et un des derniers ancrages qu’elle possède avec le monde extérieur. En effet sa fille la comprend, parle et joue avec elle, et surtout lui sert d’intermédiaire avec le reste du monde, jouant comme à l’ange messager, et parfois se transformant en diablotin.

« Cependant le fils de Chronos dépêche Iris vers la sainte Ilion : « Pars, Iris rapide, quitte le séjour de l’Olympe, et à Priam magnanime va porter ce message dans les murs d’Ilion ». »3

C’est dans ces conditions qu’Ada va faire la rencontre de Baines, un homme rude et mystérieux. Profitant du point faible de la jeune femme – son piano – Baines l’entraînera dans un odieux chantage, et éveillera cependant ses sentiments enfouis. Cette rencontre ouvre à Ada une fenêtre en direction d’une vie libre, détachée du joug que lui imposent les relations sociales millimétrées, loin des préoccupations absurdement matérielles de son mari, une vie qui s’écarte du paraître et de l’avoir pour se consacrer à ce qui est plus fondamental, l’être.

« Ce monde qu’il venait d’entrevoir, il le considérait, avec ce regard froid qui est le regard définitif. Le mariage, mais pas d’amour ; la famille, mais pas de fraternité ; la richesse, mais pas de conscience ; la beauté, mais pas de pudeur […] Et au fond de son âme, il s’écria : La société est la marâtre. La nature est la mère. La société, c’est le monde du corps ; la nature c’est le monde de l’âme. »4

Entre son désir, la culpabilité, le devoir et son piano, Ada laissera son cœur errer, tout en subissant la jalousie de son mari, les caprices de sa fille, et les états d’âme de son amant. C’est une lutte pour vivre que nous conte le film, une lutte de tous les instants contre les démons intérieurs tout comme les démons extérieurs qui livre sa part de souffrances morales et physiques et qui traduit l’éloignement démesuré de l’être humain social vis-à-vis de la nature : à l’opposé des Occidentaux, les femmes maories sont toujours montrées souriantes, heureuses.

« Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous.C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination ; nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constant pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. »5

Jane Campion brosse un tableau saisissant par sa force, son exactitude et sa sensualité, en portant les émotions de ses personnages jusqu’à leur point le plus intense, qu’il s’agisse du désir amoureux, de la vanité fille de l’ennui, de la rage destructrice ou de la soif de vivre et de survivre.

« Thus the whale-line folds the whole boat in its complicated coils, twisting and writhing around it in almost every direction. All the oarsmen are involved in its perilous contortions. […] At any unknown instant the harpoon may be darted, and all these horrible contortions be put in play like ringed lightnings. […] When the line is darting out, to be seated then in the boat is like being seated in the midst of the manifold whizzings of a steam-engine in full play, when every flying beam, and shaft and wheel, is grazing you. »6

-Raphaël

1 Les enfants du capitaine Grant, J. Verne.
2 Solal, A. Cohen
3 Iliade, Homère (traduction P. Mazon)
4 L’Homme qui rit, V. Hugo.
5 Pensées, Pascal.
6 Moby Dick, H. Melville.