Tideland de Terry Gilliam
(mardi 9 juin 2015, 20h30)

Pour sa dernière séance de l’année, le ciné-club vous invite à découvrir Tideland de Terry Gilliam : un peu comme Alice au pays des merveilles, mais avec des parents junkies en plus.

Comme d’habitude, l’entrée coûte 4€, 3€ pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30€ et 20€.

Proposition d’analyse

Le film Tideland de Terry Gilliam est l’adaptation fidèle du livre du même nom de Mitch Cullin. Les dialogues par exemple sont majoritairement extraits du livre. Terry Gilliam avoue s’être contenté d’amplifier quelques motifs. L’un de ceux-ci est la référence à Alice aux pays des merveilles, ce qui peut surprendre tant ce motif semble central dans le film, à tel point qu’on pourrait être tenté de voir dans Tideland une réécriture du livre de Lewis Caroll. Or pour Terry Gilliam, la référence à Alice aux pays des merveilles est plutôt pensée comme une clé destinée à guider le lecteur dans la compréhension du film en mettant en avant le motif principal du film : le monde imaginaire créé par Jeliza-Rose.

Le scénario de Tideland étant très proche du roman de Mitch Cullin, il est légitime de se demander en quoi ce film est un « film de Terry Gilliam ». Notons tout d’abord que l’univers de Tideland ne détonne pas dans la filmographie de Terry Gilliam (on a rapproché ce film de Las Vegas Parano, l’influence de Lewis Caroll se fait déjà sentir dans son premier film Jabberwocky). La recréation de cet univers est d’ailleurs une part importante du travail de Terry Gilliam sur ce film. En effet, il a été très présent lors de la conception des décors, notamment afin de créer l’opposition que l’on peut constater dans le film entre les intérieurs étriqués, sombres, incitant à la claustrophobie et les extérieurs filmés dans le Saskatchewan qui donnent une impression d’ouverture sur l’infini, de beauté, de liberté (certains extérieurs, notamment au coucher du soleil, évoquent d’ailleurs des paysages de western). On pourrait cependant voir quelque chose d’angoissant dans ces extérieurs, une impression de vide, l’omniprésence de la couleur jaune leur conférant une certaine ambiguïté. Du reste, Terry Gilliam s’est inspiré pour créer la maison de Noah du tableau Christina’s world d’Andrew Wyeth dont Mitch Cullin s’était également inspiré. Le travail de Terry Gilliam sur les décors se fait aussi sentir par le refus des surfaces lisses qui va de pair avec sa volonté de ne pas aseptiser son propos. Par exemple, la première version de la maison de Noah après le grand nettoyage semblait trop propre pour Terry Gilliam et il a insisté pour que son caractère délabré persiste malgré le nettoyage à la chaux. D’autres choix de Terry Gilliam rattachent ce film au reste de son œuvre comme celui de Jeff Bridges pour incarner Noah (qui jouait déjà dans Fisher King) ou l’usage d’effets spéciaux plus ou moins artisanaux (son film Time bandits a été produit par la société « Handmade films » et a participé à la réputation qu’avaient les techniciens anglais de pouvoir concevoir des effets spéciaux de qualité pour un coût bien moins élevé que leurs homologues américains). Cependant, le choix le plus caractéristique du cinéma de Terry Gilliam reste sans doute celui d’objectifs très larges. D’après Vincenzo Natali, le goût de Terry Gilliam pour ceux-ci est tel que l’équipe du film surnommait l’objectif 12 mm le « Gilliam ». Cet objectif a une très grande profondeur de champ et peut accentuer les effets de perspective, il permet un cadrage large d’objets rapprochés et sert par exemple à donner une vue panoramique d’un paysage. Le choix de celui-ci par Terry Gilliam peut être interprété de différentes manières : on peut penser que Terry Gilliam veut mettre en avant les nombreux détails de l’image et permettre au spectateur de choisir ce qu’il veut regarder dans ce champ très large (ce qui met en avant le soin accordé aux détails dans les décors), ou encore qu’il cherche à accentuer l’étendue des grands espaces du Saskatchewan. Mais le choix d’un objectif grand angle peut aussi être vu comme un manière pour Terry Gilliam de mettre en avant les univers déformés qu’il crée. Cette idée d’un monde perturbé est également rendue par le positionnement de la caméra : les plans où celle-ci n’est pas penchée sont assez rares. Cet usage de la caméra souligne également les rapports de force parfois inattendus entre les personnages : le placement judicieux de la caméra fait parfois paraître Jeliza-Rose plus grande que son père ou que Dickens (on notera par exemple le plan où Jeliza-Rose monte dans sa chambre alors que son père est au piano). Enfin, la liberté dont a joui Terry Gilliam, notamment au montage, a souvent été mise en avant (la production du film suit directement celle des Frères Grimm qui avait été plus conflictuelle).

Il est difficile de ranger le film Tideland dans un genre bien défini. En effet, Terry Gilliam décrit son film comme un intermédiaire entre Alice aux pays des merveilles et Psychose (on pourrait aussi penser aux Oiseaux lors de la scène de la mort de la mère de Dell). Ce film associe en effet le genre du conte pour enfants (l’élément principal du film reste le monde imaginaire que crée Jeliza-Rose) à un univers souvent sordide (drogue, pédophilie, thème récurrent de la mort, etc.). Notons d’ailleurs que le passage d’Alice aux pays des merveilles qui intervient de manière récurrente (la chute d’Alice dans le terrier du lapin) peut lui-même être vu comme assez morbide. En choisissant le roman de Lewis Caroll comme point de repère, Terry Gilliam se place dans la lignée du conte pour enfant mais affirme aussi le refus d’une vision conventionnelle de l’enfance. Ainsi, certains aspects morbides du film proviennent directement de l’imaginaire de Jeliza-Rose qui semble comme passionnée par la mort (elle affirme à plusieurs reprises être un fantôme, joue avec des têtes de poupées arrachées, pense trouver dans la malle de sa grand-mère un cadavre, etc.), ce qui laisse planer un doute sur l’interprétation qui semble la plus naturelle du film : Jeliza-Rose créerait un monde imaginaire dans le seul but d’échapper à une réalité trop difficile. Tideland est donc un film plein d’ambiguïtés comme l’atteste la scène du nettoyage de la maison de Noah : alors que cette scène musicale semble être une des scènes les plus joyeuses du film (dans le making-of du film qu’a réalisé Vincenzo Natali, cette scène est associée à celle du rangement de la nurserie dans Mary Poppins), le double sens morbide de la chanson (« laver dans le sang de Jésus ») nous incite à réfléchir sur ce qu’il en est vraiment. De la même manière, de nombreux thèmes ou motifs récurrents sont sujets à des interprétations diverses : le thème du voyage par exemple, présent dès l’introduction, est lié à la fois au passage dans un monde imaginaire, à la drogue et à la mort.

La description du monde dans lequel évolue Jeliza-Rose donne parfois au film un ton assez cru. Celui-ci ne provient pas d’une quelconque volonté de choquer de la part de Terry Gilliam, il a au contraire voulu privilégier une approche innocente à l’instar de celle d’un enfant. Ce qui nous amène à nous interroger sur le point de vue choisi pour le film. En effet, Terry Gilliam semble décidé de ne montrer qu’en partie le monde tel que le voit Jeliza-Rose, et il le fait de manière particulièrement subtile. Par exemple, lorsque les têtes de poupées parlent, on voit au début du film les lèvres de Jeliza-Rose bouger, ce qui n’est plus le cas par la suite. L’immersion du spectateur dans l’univers de Jeliza-Rose est donc fluctuante, et ce dès les premières images du film qui semblent déjà être un retour à la réalité. On peut d’ailleurs se demander à quel point Jeliza-Rose est consciente de l’artificialité du monde qu’elle se crée. En effet, elle se sent obligée d’hypnotiser ses poupées pour y échapper, il lui est difficile d’échapper à son monde imaginaire mais aussi d’y renoncer (« Ce n’est pas qu’un rêve ! », assène-t-elle à Paillette). À ceci s’ajoute le thème du rêve et les points de vue de Dell et Dickens qui apportent au film une dimension supplémentaire : le rêve intervient de manière ambiguë dans un monde déjà imaginaire, Jeliza-Rose rentre dans le jeu de Dickens tout en ayant conscience de son irréalité, Dell, seul adulte présent pendant la majeure partie du film, vit aussi dans un monde imaginaire, qui semble d’ailleurs cohérent avec celui de Jeliza-Rose. La question du jeu est donc prépondérante dans Tideland qui remet en cause son caractère anodin (à travers la fin du film) et l’interroge du point de vue moral : le jeu est-il une fuite, un refus (refus de la mort pour Dell par exemple) ou au contraire un abri, une protection (contre la difficulté du monde qui entoure Jeliza-Rose, sa solitude) ? En outre, ce film nous interroge à l’instar de L’Armée des douzes singes sur la question de la réalité : en l’absence de sujet totalement sain d’esprit pendant la plus grande partie du film, quelle valeur donner à l’histoire qui nous est racontée ? Tideland en mêlant imaginaire et réalité questionne la part de subjectivité dans cette dernière.

Enfin, un aspect particulièrement important de la construction de Tideland est sa très grande cohérence formelle due à la récurrence de certains motifs, aux effets d’écho, etc. On a déjà noté certains des thèmes principaux : le voyage, la chute, la mort, le rêve, on pourrait y ajouter celui des lieux imaginaires ou mythiques (la Grande Prairie, l’Océan de Cent ans, le Jutland). Certaines phrases sont ainsi répétées comme des obsessions (la référence aux « grands fonds où naissent les rêves » apparaît par exemple trois fois) tandis que des détails des dialogues annoncent certains événements (Noah fait référence à Dickens lors de son arrivée, Jeliza-Rose associe la radio aux morts annonçant ainsi celle de son père, etc). Mais ces motifs ont aussi des échos plus subtils ou discrets : la chute inversée de Jeliza-Rose lorsqu’elle découvre sa chambre, celle d’un personnage de dessin animé à l’arrière-plan au début du film, l’épave dans le jardin de la maison de Noah qui rappelle la passion de celui-ci pour les Vikings mais évoque aussi l’identification des champs à la mer, etc. Notons que ces effets d’écho sont renforcés par la concentration du film autour de quelques personnages et lieux. À ce sujet, il est intéressant de se pencher sur le début du film (du générique à l’arrivée dans la maison de Noah) qui s’oppose par de nombreux points à la majeure partie du film (présence de nombreux figurants, habits de Jeliza-Rose, ambiance générale, etc.) à tel point qu’on est amené à penser que Terry Gilliam offre ici une fausse piste au spectateur. Or en prenant du recul, il apparaît que de nombreux motifs récurrents apparaissent déjà pendant ces premières scènes (Alice aux pays des merveilles, la chute, la mort, les lucioles, etc.). En outre, de nombreux éléments de ces premières scènes semblent annoncer le sort de Noah : l’anecdote à propos des hommes des marais, les pets dans le bus qui anticipent les gaz que dégagent Noah lors de sa putréfaction, le ventre de la mère de Jeliza-Rose morte qui est peut-être un écho du ventre gonflé du cadavre de son père, etc. On peut s’intéresser de la même manière à la scène qui précède le générique. Le choix de placer cette scène au tout début du film en dépit de la chronologie de l’histoire met particulièrement en évidence la valeur symbolique de cette scène. Et en effet, presque tous les motifs qui apparaissent dans cette scène seront repris dans le film. De plus, cette scène annonce clairement l’objet du film : le voyage à travers l’imaginaire de Jeliza-Rose (« I’m just as excited as anything, cause today we are going on a great trip » dit-elle alors qu’on pourrait croire qu’elle est déjà arrivée), qui apparaît définitivement comme le personnage principal du film. Enfin, cette scène participe grandement à la cohérence formelle du film en introduisant le motif des lucioles qui clôt également le film. À ce propos, la beauté de ce dernier plan (le reflet des lucioles dans les yeux de Jeliza-Rose) nous rappelle que, malgré toutes les analyses que l’on peut apporter, le plaisir que l’on a à voir ce film provient d’abord de sa grande poésie.

– Malo