La Vraie Vie (dans les bureaux) de Jean-Louis Comolli
(mardi 11 mars 2014, 20h30)

Le critique et documentariste Jean-Louis Comolli, ancien directeur des Cahiers du Cinéma, vient nous faire découvrir un film poignant, juste et lumineux : La Vraie Vie (dans les bureaux), 1993. Dans ce documentaire, il nous donne à entendre comme jamais le « monologue du travail contraint » dans toute son émouvante banalité.

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Proposition d’analyse

1. Biographie du réalisateur : 

Jean-Louis Comolli découvre le cinéma au ciné-club d’Alger de Barthélémy Amengual. Par la suite, son arrivée à Paris, et son entrée aux Cahiers du Cinéma en 1962 (où il restera jusqu’en 1978), le politisent. C’est sous sa direction (1966-1971) – comme il le raconte dans le documentaire A voir absolument (si possible) (2012) – que les Cahiers se gauchisent et s’ouvrent aux « vents du monde et de la pensée » : les cinémas nationaux (le cinéma brésilien), les cinémas politiques, les mouvements sociaux et de libération nationale, les nouveaux penseurs (Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Lacan…), et les autres arts. Comolli est en effet un amateur éclairé de jazz : il a régulièrement collaboré à Jazz Magazine, dirigé par un autre ancien du Ciné-club d’Alger, Philippe Carles, avec lequel il a écrit Free Jazz, Black Power (1971). Depuis son départ des Cahiers, il a continué d’écrire, prolixement, sur le cinéma, pour Trafic ou Images Documentaires, et a publié de magistraux essais semi-autobiographiques chez Verdier : Voir et Pouvoir en 2004, Cinéma contre spectacle en  2009 et Corps et cadre en 2012. Il a également enseigné à la Fémis et Paris VIII. 
Si l’on excepte un premier documentaire remarquable sur les élections législatives à Asnières de juin 1968, co-réalisé avec André S. Labarthe, Les Deux Marseillaises, son travail de critique commence par mener Comolli à la fiction. Il y interroge l’engagement politique de gauche, comme dans La Cecilia (1976) ou L’ombre Rouge (1981). C’est seulement en 1987, avec le tournage de Tabarka, que Comolli « découvre enfin l’émotion majeure de filmer ses contemporains en documentaire, c’est-à-dire dans leur fiction et pas seulement dans la mienne » (Voir et Pouvoir). Il ne s’arrêtera plus : parmi une filmographie prolifique, on peut distinguer tout un pan de son œuvre consacrée à la politique (La Série Marseillaise (1989-2008), Tous pour un! (1988), L’affaire Sofri (2001), etc.) et en particulier au front national (Jeux de rôles à Carpentras (1998)), et un autre à la société humaine et en particulier au travail humain sous ses formes créatives comme aliénantes (Naissance d’un hôpital (1991), La Vraie Vie (dans les bureaux) (1993), etc.). 
A l’approche des municipales, on conseillera tout particulièrement le visionnage éclairant de la Série Marseillaise (Marseille de père en fils, La Campagne de Provence, Marseille en mars, Marseille contre Marseille, Rêves de France à Marseille et Nos Deux Marseillaises). Contacter : marie.pierre@ens.fr. En effet, le spectateur se découvre à la fin de la Série avec plusieurs clés de lecture en main, qui, comme par magie, dévoilent parallélismes et recoupements possibles avec l’actualité politique, et confèrent relief, contour et profondeur à l’immédiateté opaque de notre présent. 

 

2. Le film :

D’octobre à décembre 1992, Jean-Louis Comolli a promené sa caméra dans les locaux d’un centre de Sécurité sociale parisien, la Caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France (CRAMIF), et tout particulièrement aux services « Invalidité » et « Tarification accidents du travail », ainsi qu’au courrier, au pool dactylos et aux archives. Sur le jazz de Louis Sclavis, tantôt blessé, tantôt dansant, la caméra de Jean-Louis Comolli parcourt d’inquiétants couloirs, de sombres allées, des bureaux abandonnés la nuit. Ces séquences d’ambiance alternent avec des séquences de vie quotidienne (tri du courrier, plantage d’ordinateur, fou rire collectif…) et surtout avec des séquences de témoignages étonnamment justes.  
Les employés parmi les moins qualifiés de la CRAMIF, tantôt marchant, tantôt assis à leur table de travail, confient à Comolli leur quotidien, leurs joies et leurs peines. Le projet semble au départ de rendre compte de manière assez descriptive de l’organisation de la CRAMIF. Tel personnage nous explique le fonctionnement de son service, le déroulement de sa journée, les bons et les mauvais côtés du travail, puis comment sa carrière s’est déroulée, ou comment il (elle, plus souvent) l’envisage, quelle possibilité d’avancement s’offre. Souvent, les voix, riantes, résignées ou abattues, disparaissent en off, et cèdent la place à l’écran à leurs visages sérieux quand ils travaillent. La caméra, à qui l’on s’est un instant confié, se noie dans le quotidien.  
De la description matérielle de leur travail, Comolli amène souvent les personnages à s’interroger sur l’utilité de leur travail : ils insistent sur la notion de service public, de relation avec le public. Mais ils reconnaissent vite que ce travail ne leur apporte rien, qu’il est mal payé : « c’est un travail qui doit être fait. » En filigrane, on devine un quasi-travail ouvrier : on pointe en rentrant, on est payé au rendement. Les questions de Comolli, souvent factuelles (depuis quand êtes-vous à la CRAMIF?) les amènent à prendre du recul : les journées sont longues mais les années passent vite – « je n’aurais jamais cru faire dix ans la même chose. Et puis… ». A l’inexorable fuite du temps long (mais « on demande nous-mêmes à vieillir », remarque Muriel) s’adjoint l’aliénation du temps court. Il faut partir tôt et rentrer tard, prendre le train, donner à manger « aux gamins », leur donner le bain, les coucher, les entendre crier. Puis décompresser, dormir. Et repartir. « Comme tout le monde » : l’abrutissement ordinaire. La tragédie commune. 
On s’étonne de la facilité avec laquelle ces femmes simples, peu qualifiées, employées dès l’adolescence, parviennent à passer de la description anecdotique de leur travail et de leur quotidien, à l’interrogation de la question du travail en soi, au sens large, en tant qu’il est leur condition d’être social – ce que Comolli appelle dans Voir et Pouvoir « le monologue du travail contraint ». Une jeune femme, qui se rêve Louise Michel, déclare : « Pour moi le travail, c’est la contrainte, l’esclavage ». Une autre : « Parfois j’ai des coups de cafards. J’ai pas l’impression de faire quelque chose qui m’intéresse. Je me dis : mais qu’est-ce que c’est que cette vie de con que tu mènes ? C’est ça le boulot ? ». Puis c’est en toute simplicité que les personnages passent de la question du travail à celle du loisir, des rêves, de la liberté. Très spontanément, quand Comolli leur demande s’ils envisagent de changer de service, ils préfèrent évoquer leur vie rêvée, leur vie secrète : entrer dans une association caritative, vivre à la campagne, aller au bal (« j’adore danser »), vendre de la lingerie « pour femmes », devenir clown – « c’est utile les clowns, très utile », dit en riant la bouleversante Muriel. 

3. Portée :

Ainsi, bien au-delà d’une simple description des activités de service public de la CRAMIF, au sein d’années 1990 délicieusement datées, ce que Comolli questionne, derrière les aspirations et les désespoirs, le sens et le non-sens de la vie d’employés de bureau, c’est bien le travail en lui-même, ses contraintes et l’aliénation qu’il entraîne – c’est bien notre organisation sociale du travail. C’est ce monde, ce quotidien qui nous est échu en partage, mais éclairé, rendu lisible, par une lumière crue, tendre et triste. Les questions toutes simples de Comolli, son art du montage, et la fraîcheur de ses personnages, dégagent implacablement les lignes de force de notre société telle que nous avons-nous-mêmes travaillé à l’organiser (« il faut bien travailler »). Ces femmes, tristes, belles, ordinaires, c’est nous. Le geste de Jean-Louis Comolli – discret, réfléchi, insaisissable – est un geste qui nous révèle à nous-mêmes.
La Vraie vie ne s’en tient pourtant pas là. Comme l’écrit Comolli dans Voir et Pouvoir : « le monde du travail n’est, lui, que faiblement enchanté (enchanteur), et peu susceptible d’être en retour enchanté par le cinéma, sinon sous la forme du cauchemar ». Et pourtant, en quelques instants de grâce et de poésie, Comolli parvient en même temps à nous faire éprouver, dans notre chair et nos larmes, le miracle de notre humanité : les employées de la CRAMIF, dans leur immense et ordinaire sagesse, nous donnent aussi des raisons, sinon d’espérer, du moins de vivre. Elles nous révèlent ingénument ce qui les tient, leur passion de la vie, et l’on ne peut s’empêcher de sourire avec elles : un enfant de quatre ans, le rire, la danse, la lingerie ou les clowns. Ainsi, le présent que filme ici Comolli est certes social et politique, mais il est aussi vécu – vital. « Le cinéma documentaire, modestement, travaille à réveiller la puissance poétique singulière de celles et ceux qu’il filme », écrit à ce propos Jean-Louis Comolli. « Les personnages qui traversent nos documentaires disposent souvent de cette puissance d’irréalité due à un excès de réalité », ajoute-t-il.  

 

4, Art documentaire : 

On touche ici à une clef de l’art documentaire comollien : savoir filmer l’Autre, lui donner parole et dignité, l’aimer et le respecter. Cela implique que l’autre accepte d’être filmé, de s’auto-mettre en scène. Comme il l’écrit dans Voir et Pouvoir : « Je me réjouis de découvrir à quel point le désir de cinéma des femmes que je filme peut égaler, sinon dépasser le mien. Est-ce geste de cinéaste que de retenir le cinéma entre ses mains, comme s’il ne pouvait venir de l’autre ? » En l’occurrence, Comolli offre à ses personnages un temps, un moment et une caméra à l’écoute, puis les laisse parler. Son écoute silencieuse et tendre, ponctuée de douces relances, les pousse dans leurs retranchements : c’est après quelques désarmantes protestations embarrassées (« là j’ai un blanc, je sais plus quoi dire », « c’est pas suffisant ? », « qu’est-ce que je pourrais vous dire encore? ») que viennent les phrases les plus terribles (« un dossier, ça parle pas », « c’est triste, mais je vais pas pleurer ») ou les plus miraculeuses (de grands rires de petites filles…)… La Vraie Vie, ce sont aussi d’émouvants portraits de femmes.

5. Citation

« Qu’elle en ait ou non conscience, la pratique documentaire postule que tout homme est porteur de fiction dans la mesure où il est sujet parlant. Filmer la parole de chacun commence par l’écouter, c’est-à-dire par supposer un spectateur pris dans une passion de l’écoute. C’est de la parole écoutée que naît la fiction. Elle prend dans une convergence des désirs. L’homme ordinaire du cinéma, qui est le spectateur, désire lui aussi de l’acteur de passage qu’il devienne personnage. Il se projette en la fiction filmée de tout un chacun. Une vie parle à des vies, la même langue, ou une autre, familière ou étrangère – et le spectateur habite les échos comme il habite les miroirs.  
L’épreuve cinématographique fait apparaître la complexité, la richesse, les contradictions, les espoirs de ces personnages documentaires. Quand j’ai filmé les jeunes femmes qui travaillaient à la Caisse d’assurance maladie d’Ile de France, j’avais tenu à ne m’adresser qu’aux « moins qualifiées » d’entre elles, au grand étonnement de la direction : que ne filmez-vous nos cadres, disaient-ils, ils sont plus intéressants ! J’avais refusé. A la fin, le film a été monté à ces mêmes directeurs. Surprise : ils ne savaient pas qu’il y avait « chez eux », aux étages inférieurs, autant d’employées capables de dire la vérité du travail aliéné. Autant de personnages émouvants et justes. » (Jean-Louis Comolli, Corps et Cadre, 2012)