Tropical malady de Apichatpong Weerasethakul
(mardi 2 juin 2015, 20h30)

Pour l’avant-dernière projection de l’année, voyagez en Thaïlande avec Apichatpong Weerasethakul. Une romance entre deux jeunes hommes se transforme en expérience mystique et contemplative dans la jungle. Laissez la fièvre vous envahir.

Comme d’habitude, l’entrée coûte 4€, 3€ pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30€ et 20€.

Proposition d’analyse

« Je préfère les films qui endorment les spectateurs dans la salle. Certains films m’ont fait somnoler dans la salle, mais les mêmes m’ont tenu éveillé la nuit, je me suis réveillé en y pensant, et j’ai continué d’y penser pendant des semaines. C’est ce genre de films que j’aime. »
— Abbas Kiarostami

On ne sait pas ce que Kiarostami pense de Tropical malady, mais on le rangera volontiers dans cette catégorie de films qui endorment tout en fascinant, marquant le spectateur durablement après la projection.

À la sortie de Tropical malady, Apichatpong Weerasethakul est plus connu comme artiste vidéaste que comme réalisateur, bien que son film Blissfully Yours ait reçu le prix Un certain regard au festival de Cannes 2002. Après des études d’architecture, il étudie au School of the Art Institute of Chicago et commence une carrière d’artiste, multipliant vidéos et installations pour différentes expositions et musées. Tropical malady est un succès critique, il reçoit le prix du jury au festival de Cannes 2004, six ans avant la palme d’or pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Tropical malady se construit plus par son atmosphère que par sa narration, en continuité avec les travaux d’installations et vidéos précédents du réalisateur. Certains plans sont plus marqués par des considérations esthétiques que narratives, telle l’utilisation répétée de néons dans des endroits incongrus en lisière de la jungle ; Weerasethakul les utilise déjà dans de nombreuses œuvres.

Ce qui frappe immédiatement est la structure en diptyque du film. La première partie présente la romance naissante entre deux jeunes hommes, Keng, soldat, et Tong, garçon de la campagne. Une histoire d’amour tendre, apaisée, vécue dans des épisodes un peu décousus, tournés en partie en ville, en partie dans un village en bordure de la jungle. La seconde partie, sans lien direct avec la première, montre un soldat seul dans la jungle en chasse (ou quête ?) d’un shaman qui s’incarne en tigre et terrorise un village. Ce face à face en forêt devient une quête mystique de possession, le shaman/tigre cherchant à dévorer, posséder non le corps mais l’esprit du soldat.

Les deux parties n’ont pas de lien explicite entre elles, avec des sujets et personnages différents; chacune pourrait être un moyen métrage indépendant. Néanmoins, différents éléments se fond écho, elles se répondent et interagissent entre-elles, s’enrichissant mutuellement. Dans la seconde, le soldat est interprété par Banlop Lomnoi, qui joue Keng dans la première partie, mais rien ne dit explicitement qu’il s’agit toujours de Keng, bien qu’on soit poussé à le penser. Le shaman est également interprété par Sakda Kaewbuadee, qui joue Tong dans la première partie. On est alors tenté d’interpréter le film comme les deux facettes d’une histoire d’amour, faite de tendresse dans la première et de violence dans la seconde, avec Tong qui se serait transformé en tigre.

À cet égard, la scène charnière se situe un peu avant la fin de la première partie. Keng et Tong se lèchent mutuellement les mains, dans une scène d’un érotisme bien plus troublant que bien des scènes explicites d’autres films. Tong s’éloigne alors, avalé par l’obscurité, sous le regard hébété de Keng. Le film bascule alors d’une paisible romance, familière vers une quête inquiétante dans la jungle.

La seconde partie culmine avec la rencontre entre le tigre et le soldat, sa victime. Le tigre ne cherche pas à le manger, mais à le posséder spirituellement, à dévorer son esprit. Weerasethakul s’exprime sur son film :
« Nous nous attachons à certaines choses, en particulier à la beauté de notre espèce. C’était déjà un thème de Blissfully Yours, mais cette fois j’ai voulu monter son aspect maladif. À un moment de notre vie, nous sommes quasiment étouffés par les merveilleux souvenirs de ceux que nous aimons. Les amants de Tropical malady succombent de leur amour

La temporalité du film est ambiguë. Si l’on convient d’identifier les couples des deux parties, la seconde partie n’est pas nécessairement située après la première. Une simultanéité des deux semble plus naturelle, comme deux facettes indissociables d’une histoire d’amour. Weerasethakul suggère lui que la seconde serait un souvenir d’une vie antérieure de Keng, préfigurant Oncle Boonmee. Il est d’ailleurs fait explicitement référence à quelqu’un qui peut se souvenir de ses vies antérieures.

Dans Tropical malady, la forêt joue un rôle à part entière, presque comme un troisième personnage. Dans la première partie, elle est lumineuse, accueillante, douce. Elle forme comme un écrin pour abriter les amours de Keng et Tong. Dans la seconde elle change de visage et devient sombre, terrifiante, de nombreuses scènes dans la jungle sont tournées dans l’obscurité. Comme l’explique Jacques Aumont, la forêt supprime la perspective, le soldat doit avancer dans le noir à l’aide de ses autres sens, il est avalé par l’obscur. La forêt cohabite avec la ville, traduisant une coexistence entre tradition et modernité. Ce thème notamment via la réinterprétation de la légende du moine, traverse le film de part en part; le sujet sera davantage développé dans Oncle Boonmee.

Le film ouvre également d’autres portes, se prêtant à des interprétations multiples. Par exemple, Keng découvre dans la cabane de Tong à la fin de la première partie une photo montrant Tong avec un autre jeune homme apparemment soldat, suggérant peut-être que Tong a déjà vécu une histoire avec un soldat, alors même que c’était Keng qui semblait le plus à l’aise avec son homosexualité dans le début du film. Cela pourrait induire une part de jalousie dans la seconde, pas forcément perceptible autrement.

La coexistence entre réalisme et fantastique dans le cinéma de Weerasethakul fait qu’on le qualifie souvent de réalisme mystique. Tropical malady ne fait pas exception et entraîne le spectateur dans son monde mystérieux et fascinant à la fois.

– Arthur