Suite à l’annulation de la projection du Salon de musique pour cause de mauvais état de la bobine, nous avons décidé d’organiser cette projection de ratrapage mercredi 13 mai à 20h30. La bobine de la dernière fois était la dernière copie disponible, la projection sera donc numérique.
Aucun film ne pourrait être plus juste pour commencer un cycle sur La musique au cinéma. Narratif social et narratif individuel s’entremêlent dans cette histoire d’un aristocrate féodal rattrapé par les caprices de temps dans le Bengale du début XXème siècle. Un regard profond sur la fragilité et les faiblesses de l’homme, rendu même plus sensible et délicat par une merveilleuse bande-sonore qui ancre et colore le film. Ce n’est pour rien que Le Salon de Musique est considéré par plusieurs critiques comme le meilleur film Satyajit Ray.

Noir et blanc.
Pays : Inde.
Année : 1958.
Avec : Chhabi Biswas, Ganda Pada Basu, Kali Sarkar.
Copie numérique
Rapide synopsis : Le Bengale dans les années 20. Biswanbhar Roy, aristocrate et grand propriétaire terrien a passé l’essentiel de sa vie à assouvir sa passion pour les fêtes musicales, les concerts donnés dans le salon de musique de son palais, devant un public d’amis, par des musiciens, des chanteurs, des danseuses. Cette passion l’a ruiné, alors que dans le même temps son voisin Mhim Ganguli, bourgeois et nouveau riche, prospérait et cherchait également à rivaliser avec lui sur le plan musical. Peu à peu, Roy s’est enfoncé dans la contemplation passive et nostalgique de sa propre décadence. Après la mort accidentelle de sa femme et de son fils dans le naufrage d’un bateau lors d’une tempête, il a fermé son salon de musique. Quatre ans plus tard, il le rouvre pour un dernier concert dans lequel il engloutit ses dernières ressources, mais qui lui procure le plaisir suprême d’humilier son rival, Ganguli.
Comme d’habitude, l’entrée coûte 4€, 3€ pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30€ et 20€.
Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d’Ulm
pour voir et revoir
Le Salon de musique
de Satyajit Ray
Proposition d’analyse
Peut-être aucun film ne serait plus juste pour commencer un cycle sur la Musique du Monde que Jalsaghar (Le Salon de Musique en français) . C’est le quatrième long-métrage de Satyajit Ray et consideré par plusieurs critiques comme le meilleur film de son œuvre, enfin – et surtout – à cause de sa sensibilité et sa prouesse musicale.
Tourné en 1958, entre le deuxième et le troisième volet de sa Trilogie d’Apu, c’est son premier film « period », dans l’ambiance du Bengale féodal et avant-indépendance du fin 19e et début 20e siècle, un monde et un milieu qu’il traitera seulement quelques fois de plus dans son œuvre – on pensera notamment à Devi et Charulata – avant d’aborder les milieux et mœurs urbaines et modernes du Calcutta post-indépendance.
Comme la plupart de l’œuvre de Ray, Le Salon de Musique est adapté d’une œuvre littéraire, cette fois-ci une nouvelle de l’écrivain bengali, Tarashankar Bandyopadhyay.
L’histoire est celle de Biswambhar Roy (interprété par le grand comédien Chhabi Biswas), un zamindar (c’est-à-dire un propriétaire terrien) vers la fin du système féodal zamindari en Inde (zamin signifie terre). Vieux et solitaire, il regarde en arrière vers sa jeunesse, un temps de beauté, de prospérité et bien sûr, de musique. La musique représente tout au long du film cette richesse, cette couleur et cette vivacité dont le zamindar est tellement passionné. Grand mélomane, il invite de grands musiciens pour venir donner des concerts (jalsa = spectacle) dans son manoir, et est ravi de voir que son fils partage son amour pour la musique. Mais le destin lui réserve des surprises, et un jour toute cette fantaisie et ce bonheur arrivent à leur terme.
Tragédie sociale et tragédie personnelle s’entremêlent et le zamindar est frappé d’un coup dont il n’arrivera pas à se remettre. Au sens propre comme figuré, c’est la fin de la musique dans sa vie. Tout du moins jusqu’à ce qu’il se décide à prendre position contre la vague du temps, et à organiser un ultime jalsa chez lui. Mais le zamindar ne peut échapper à son sort. Son destin est lié à un milieu, une société et un mode de vie en voie de disparition, et avec son monde, Biswambhar Roy aussi est contraint de disparaître.
Comme tous les films de Ray, Le Salon de Musique est marqué par une profonde empathie vers l’être humain. Ray était un grand humaniste, tout comme les réalisateurs qui l’ont telle inspiré – Jean Renoir, Vittoria de Sica et Akira Kurosawa. Comme ces trois auteurs, Ray était très sensible à la fragilité de l’existence humaine, et donc aux nuances émotionnelles qui le colorent.
Ainsi, au lieu de tourner un film politique critiquant l’injustice de l’ordre féodal, ce qu’il aurait bien pu faire, Ray décide de montrer la fragilité d’un homme en face de son destin et du mouvement du temps. La relation entre l’individu et son rôle social n’est jamais cachée dans le film, mais au lieu d’en faire un constat politique, Ray décide de nous montrer le drame émotionnel et profondément humain que les changements sociaux peuvent engendrer chez l’individu, tout en gardant une vision subtilement ironique et critique dans la narration. En cela, il a une approche plutôt réminiscente de l’ancienne tragédie grecque, ce qui est assez rare dans le cinéma.
Ce film rappellera sans doute à quelques-uns Le Guépard de Tomasi di Lampedusa, adapté magnifiquement à l’écran par Luchino Visconti en 1963, qui raconte l’histoire d’un prince italien à l’époque du Risorgimento et l’établissement de l’Italie moderne. Les histoires se déroulent toutes deux dans une ambiance de mort et de nostalgie, et c’est un exercice très gratifiant de comparer la fin des deux films et le sort des deux protagonistes – le zamindar et le prince – mais aussi les modes et les moyens que les deux films utilisent pour montrer leur basculement intérieur.
Comme il a été dit, la plupart des films de Satyajit Ray sont adaptés d’œuvres littéraires, et presque tous constitue une excellente occasion pour voir comment un langage littéraire peut-être traduit dans un langage cinématographique, avec tout ce qui est propre au cinéma – les images, le mouvement, la lumière, et le son. En ce qui concerne le mouvement de la caméra et la lumière, c’est le directeur de la photographie, Subrata Mitra, qui est aux commandes. Laissons Ray commenter lui-même son travail : « Subrata a développé et mis au point une un système d’éclairage diffus grâce auquel la lumière naturelle peut être reproduite à un degré remarquable de justesse. Cela se traduit en une photographie réaliste, discrète et moderne. Je n’ai aucun doute quant au fait qu’il s’agisse du système le plus abouti pour des films à la sensibilité réaliste. »
Passons maintenant à la musique, qui est la grande raison de la célébrité du film. Ray, pour les premiers films de sa carrière, demande aux grands maîtres instrumentaux de la musique classique de l’Inde du Nord (la musique dite hindoustanie) pour composer la musique. Ce n’est pas par hasard. La musique hindoustanie est basé sur le système de ragas (raga signifie couleur), qui classifie la musique selon les émotions liées à et suscitées par les différentes combinaisons des notes. Pour un cinéma autant basé sur les émotions que celui de Ray, rien ne serait plus juste. De plus, ce qui est particulièrement remarquable est que la musique classique indienne, qui était d’ailleurs très souvent utilisée dans le cinéma indien contemporain, a pris pour la première fois dans le cinéma de Ray une forme vraiment cinématographique, servant non pas à interrompre la narration, mais à la construire et à la renforcer.
C’est Pandit Ravi Shankar, le grand sitariste, qui est responsable de la composition de la musique pour la Trilogie d’Apu, et surtout son fameux « Thème d’Apu », qui est devenu mondialement connu. Mais même cette prouesse musicale reste dans l’ombre de celle du Salon de Musique. Pour ce film, Ray fait appel à Ustad Vilayat Khan, l’autre grand sitariste de l’Inde (et le grand rival de Ravi Shankar) à cette époque. Mais la liste de musiciens de génie ne s’arrête pas là. L’histoire et le cadre du film offrent l’occasion parfaite pour utiliser une gamme d’artistes célèbres, en particulier les chanteurs Begam Akhtar et Nazakat Ali Kham pour le jalsa du milieu du film, et la danseuse Roshan Kumari pour l’ultime jalsa.
Le résultat de cet effort est flagrant à l’écran, et sa popularité, surtout en France, est attestée par le fait qu’il a été décidé de sortir la bande originale sur disque. (Par ailleurs Le Salon de Musique est le premier film de Ray à être diffusé en France.)
Alors pourquoi Jalsaghar est-il un parfait candidat pour commencer un cycle cinématographique consacré à la musique? Parce que, à mon avis, aucun autre film, sans être un documentaire sur la musique ou les musiciens, n’a réussi à montrer à quel point la musique peut colorer la vie, et a utilisé avec une telle vitalité la musique pour délinéer les contours émotionnels de son sujet.
– Anshuman