Le Silence de Mohsen Makhmalbaf
(mardi 5 mai 2015, 20h30)

Le cycle “musique au cinéma” se dirige maintenant au Tadjikistan. Makhmalbaf livre un film contemplatif, hors du temps, en quête d’un idéal de beauté. Khorshid, enfant aveugle, se crée sa propre réalité en “mixant” pour lui seul, le chant du monde.
La projection sera suivie d’une intervention et discussion avec Asal Bagheri, chargée de cours à Paris Descartes en sémiologie et linguistique, spécialiste des relations homme/femme dans le cinéma iranien.

Comme d’habitude, l’entrée coûte 4€, 3€ pour les membres du COF et vous avez la possibilité d’acheter des cartes de 10 places pour respectivement 30€ et 20€.

Proposition d’analyse

Nous avons choisi de clore ce cycle cinématographique consacré aux « musiques du monde » sur un hymne à la musique dont bruisse le monde : Le Silence de Mohsen Makhmalbaf. Ce film est une traduction visuelle et sonore de l’expérience phénoménologique de Korshid, un enfant aveugle de dix ans qui vit avec sa mère dans un petit village du Tadjikistan. L’histoire a la pureté du conte : menacée d’expulsion par son propriétaire, la mère envoie chaque jour son fils en bus jusqu’à l’atelier du luthier où il est accordeur pour lui demander une avance et pouvoir payer le loyer. Mais, chaque jour, il se laisse détourner de son but par les « jolies voix » des jeunes filles. Nadereh, la jeune protégée du luthier, tente de sauver Korshid de ces sirènes orientales vêtues de couleurs vives comme des musiciens traditionnels qu’il est prêt à suivre n’importe où en oubliant ses obligations, son patron, son loyer… La narration fait ainsi entrer en tension deux forces contradictoires : celle, terrestre, de l’argent, qui constitue le moteur dramatique du film et celle, céleste, de la beauté, incarnée aussi bien par la musique que par la splendeur de la photographie, qui guide Korshid dans son errance.

Grande figure du cinéma iranien des années 1990-2000, Mohsen Makhmalbaf est surtout connu pour ses films politiques, à la frontière entre fiction et documentaire – un genre où s’est également illustré Abbas Kiarostami et plus récemment Jafar Pahani avec Taxi Téhéran. Pour Le Silence, en 1998, Mohsen Makhmalbaf explore un univers poétique, un véritable « cinéma des sensations », à la recherche d’une vision « haptique », c’est-à-dire d’une harmonie des sons des couleurs et des textures capable de nous donner non seulement à voir mais à « toucher » le monde qui se déploie à l’écran. Ce travail expérimental de transmission d’une expérience physique prend le pas sur le mélodrame social comme sur le symbolisme politique pour emmener le film vers l’abstraction de l’art musical.

Le jeu sur la profondeur de champ donne toute sa subtilité à la focalisation interne qui nous fait voir le monde à travers les yeux aveugles de Khorshid. Dans un plan, il arrive que le point bascule en fonction du son qui attire l’attention de l’enfant. Ce jeu sur le flou et le net rend l’image mouvante, et intimement liée aux intensités changeantes des bruits et de la musique, amplifiés ou assourdis selon que Korshid écoute ou se bouche les oreilles. Cette unité synesthésique du film se retrouve dans les variations d’échelles de plan qui découpent en gros plan chez les autres personnages la bouche et l’oreille comme organes signifiants. Ces cadrages serrés sur le visage des jeunes filles sont d’une beauté et d’une sensualité inouïe. Enfin, la musique devient la métaphore d’une communion originelle entre l’homme et la nature, la figure de l’enfant aveugle et du musicien renvoyant au poète Orphée dont le chant domptait les animaux et les éléments.

Pour finir, rendons la parole au réalisateur pour livrer quelques clés autobiographiques de cette œuvre ouverte : « Mon film parle des rapports entre l’artiste et l’art, entre la nature et l’art. Il emprunte beaucoup à mon enfance. Lorsque j’étais enfant, quasiment tout m’était interdit. Ma grand-mère m’avait même fait croire que celui qui écoutait de la musique irait en enfer. Alors, quand j’en entendais, je me bouchais les oreilles. Il s’inspire aussi de l’aventure survenue à un copain qui avait perdu son chemin en suivant la musique qui s’échappait d’un magnétophone porté par un inconnu (…) On retrouve l’ouverture de la Cinquième Symphonie dans les trois coups frappés à la porte de la maison de Khorshid par le propriétaire qui vient réclamer son loyer. L’idée m’a été donnée par l’histoire de Beethoven. Son propriétaire, qui le harcelait, frappait ainsi à sa porte. »

– Anouk